Quand vient la nuit, la vraie nuit, noire, bien après deux heures, bien après que les bars aient rempli les derniers verres d'une bande d'ivrognes priés de rentrer chez eux à grands coups de pieds dans le fondement, l'homme est seul.


Cette nuit, c'est la même où qu'on soit. Les étoiles bougent un peu, pour sûr, mais au fond, elles éclairent tristement les mêmes âmes perdues.
Bardamu, les étoiles, il les a vues depuis la France, l'Afrique, l'Amérique. Et partout, elles éclairent les mêmes salauds, les mêmes crachats d'humanité, stupides, médisants. Elles révèlent l'absurdité de la guerre, du colonialisme, du patriotisme, la confondante bassesse de ses contemporains.


Alors, écoeuré par de telles visions, baladé par ses impulsions et ses envies d'ailleurs, il s'enfuit, ailleurs, loin. Toujours plus avant vers le bout de la nuit. Il fonce vers ce noir absolu, ces ténèbres isolant son esprit, débarrassé de ses sens.
Il se complait dans une misère permanente, triste et lâche de ne pas savoir vivre. Triste et lâche de savoir qu'il faudra mourir. Faute de courage, reste à se réfugier dans de petits suicides quotidiens.
Bardamu erre d'histoire en histoire, d'amour en amour, de boulot en boulot. Contraint de tuer des hommes, puis d'en sauver d'autres, incapable de les comprendre, il s'enfonce, encore un peu plus, dans la nuit.


Dans ce noir de jais, il cherche des réponses, des certitudes. Si on peut trouver de telles choses, c'est forcément au bout de la nuit, là où les salauds ne vont pas, là où les petites gens ont peur de foutre les pieds ! Ces petites gens, ancrées dans leur mesquinerie, incapables de voir plus loin que le bout de leur nez, inaptes à appréhender l'absolue futilité de leur existence.
Dans le froid silencieux de sa nuit, seul, il peut être lâche, violent, abject, méprisant. Il est comme les autres, un homme, faible et vil, mais il le sait. Il s'embourbe entre amertume et mélancolie, frustré de devoir vivre, de continuer sans savoir pourquoi.


Côtoyer ces gens médiocres, c'est mourir un peu. Faut voir comme ils sont couillons ! Fous peut-être. Les fous, on les met dans un asile, mais ça c'est pour ceux qui sont pas dangereux. Les vrais, les malades, on les laisse dehors. Ils sont bien trop nombreux. Ils s'insultent, ils se crient dessus, mollardent sur leurs voisins, et des fois même ils se tuent. De façon isolée pour les moins dingues, dans des grands barnums organisés pour les vraiment dérangés. Des fois ils s'aiment, mais ça dure jamais bien longtemps, leur vraie nature reprend vite le dessus.
C'est pas une vie de se fondre parmi ces immondices, d'être obligé de parlementer avec leur hérésie. Faudrait se caser, obéir à un patron au boulot et à sa femme à la maison, faire la guerre quand on vous le demande, et surtout fermer sa gueule en prétendant que ça se passe bien ? C'est pas une vie ça. La vie, c'est soit mourir, soit mentir. Quand on n'a ni le courage pour l'un, ni la lâcheté pour l'autre, il reste à s'enfouir au bout de la nuit.


Quelque part, au bout de la nuit, c'est la Mort qui l'attend, avec sa longue faux. Il aura beau l'avoir attendue toute sa vie, l'obscurité lui cachera son arrivée. A l'ultime instant précédant l'aube, tout au bout de la nuit, elle prendra tout, ses idées, vagabondes et amorales, ses souvenirs, sa trace sur Terre. Tout sera effacé, envolé, et qu'on n'en parle plus.
C'est une promesse.

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le 26 mai 2016

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