Les fissures dans Papa, ou la naissance d'un Atticus vrai.

Je crois que c'est la première fois que je mets un petit cœur à côté d'un simple six, et bien que cela soit devenu très rare, je vais vous incommoder d'une tentative d'analyse mal structurée.
La faute à mon cerveau, et sa tendance tyrannique à l'empirisme. Ne faites pas comme Scout, ne me blâmez pas, plaignez-moi plutôt.


Pour commencer :
Il est difficile, voire impossible, de détacher Go set a Watchman de To Kill a Mockingbird. En tout cas, j'en suis incapable, ayant tout bonnement dévoré le premier paru il y a plusieurs années déjà.

Le souvenir que je garde de Mockingbird ? Un baume au cœur, une tendresse, un appel du pied à mon syndrome de Peter Pan. Très loin de la niaiserie, pourtant, si on sait le lire correctement, avec le recul nécessaire (et j'admets volontiers, en lisant, en écoutant les réactions diverses, qu'on a pu louper une marche dans ce coin là, parfois).
J'avoue qu'avec le temps, les détails se sont effacés, la chronologie du récit s'entasse, les formes se sont estompées. Mais la saveur, l'âme non : tout ça vit encore, toujours vif, intense dans mes souvenirs : le charme de certains grands romans.

La lecture de Watchman allait forcément en être biaisée, doublement subjective, les personnages avaient gardé la force et la cohérence qu'ils avaient acquis, presque cinétiquement, pendant ma lecture de Mockingbird.


La question centrale, peut-être celle qu'on trouve en filigrane, à divers degrés, dans toutes les réactions d'avertis, aficionados, haters, happy few : est-ce que Watchman peut exister indépendamment de Mockingbird ?
Pour les raisons suscitées, je peux difficilement en juger, et je laisse à ceux qui ont commencé leur lecture par Watchman le soin de s'attarder sur ce point.


Dans cette bafouille, je m'exprime davantage sur l'intérêt, au sens large, de ce nouvel opus.
Fallait-il le publier ? Et comment le situer par rapport à l'autre: racine, parasite, fruit, bourgeon, verrue...


Je n'ai ressenti aucune surprise en voyant les premières critiques paraître : trahison, blasphème, erreur stratégique, produit marketing, « simple » brouillon, etc.


« Un « simple » brouillon ».
Bien sûr que c'est une forme de brouillon, puisque c'est un manuscrit, le premier texte qu'Harper Lee a fait parvenir à son éditeur, ce même texte qui a permis la naissance du chef-d’œuvre.
Nous avons été mis au courant dès l'annonce de la publication prochaine.
Et sur le plan de la stratégie de communication, on doit admettre que c'est une concession habile.
Mais « simple » ?...


Les réactions à chaud étaient prévisibles, et à tel point banales que je m'en suis immédiatement désintéressé.
Je reste quand même plein d'indulgence pour une partie de ces retours extrêmement sévères, : le contexte passionnel entre en ligne de compte, et on sait, nous, amateurs de littérature, que des choses parfois insignifiantes menacent de faire descendre l'amant de son piédestal.
Et la dernière chose dont on a besoin, en 2015, c'est d'une gueule de bois amoureuse.


Scout, j'en suis amoureux. Pas moi, réellement. Plutôt l'enfant en moi. Des Jean Louise, on en a tous connu. C'est un peu nous, aussi. Si Mockingbird a rencontré autant de succès, c'est aussi parce qu'il vient toucher quelque chose de pur et profond, tout au fond du lecteur.


L'adulte que, dit-on, je suis, a pris du plaisir à retrouver une amie perdue de vue, comme ces copines de plage qu'on voit revenir à nous d'années en années, et qui un jour, sans prévenir, nous reviennent changées, déjà femmes.


J'ai deux ans de plus que toi, Scout. Ton corps est différent, tes jambes se sont allongées, ton buste s'est arrondi. Mais c'est tout. Je t'ai bien reconnue.
Je ne te ferai pas de procès en haute trahison, car sous tes apparences de jeune adulte, tu es restée la même, tomboy, fille à papa, privilégiée, baroudeuse, et tu t'apprêtes seulement à perdre ton regard sans tâche de petite fille sur le monde qui t'entoure.
Comment préserver son âme ? Je crois que je connais la problématique. Quand le monde révèle ses affreux contrastes, quand tous nos modèles vacillent et quand l'exil semble s'imposer comme seule issue valable, quelle indulgence, quelle sagesse, quel regard particulier peut nous tirer de notre propre amertume, nous préserver, sauver notre propre beauté ?


Voici Watchman. Et si le résultat est mitigé (mais qui s'attendait à trouver un roman du même acabit que Mockingbird?), l'entreprise revêt une noblesse et une clairvoyance particulière.
Et au dessus de ça : elle adoube définitivement Mockingbird en tant qu'œuvre de lucidité.
Elle complexifie ses personnages (Atticus, notamment, dont la part sombre a fait polémique avant même la sortie du livre), c'est un aveu de réalité.


Qui encore peut croire, comme Jean Louise dans Watchman, qu'un homme peut passer à travers la vie sans fêlures, sans contradictions ? Et pire encore : qui ose croire qu'il n'en est pas le produit ? Pas d'ombre sans lumière, l'envers d'un gant est toujours un gant, personne d’intrinsèquement mauvais, rien de totalement noir, ce genre de trucs (tmtc Bernard Werber).


Ce livre est celui de la perte des idéaux, et finalement, il fallait peut-être ça pour rendre justice à Mockingbird.
D'ailleurs, c'est dingue comme ce « brouillon » semble avoir été écrit après le chef-d’œuvre.
Il constitue une suite, une évolution tellement logique et cohérente que je me demande à quel point le manuscrit exhumé a subi des retouches (références à Dill, au procès Robinson, à ce que les personnages étaient, la manière dont ils étaient liés...)


Oui, Scout est devenue, en cohérence avec ce qu'elle était, un peu chieuse, parfois. Arrogante, suffisante, dans le jugement perpétuel, sans même s'en rendre compte (mais je l'aime quand même d'amour).
Oui, c'est imparfait, malhabile souvent, parfois décousu, un peu long... oui, il y a des passages identiques entre les deux romans. Mais les deux livres, bien que complémentaires, sont très différents. A la défaveur de Go set a Watchman, sans trop de débat possible.
Est-ce que c'est mauvais ?
Non.
Est-ce qu'on a voulu faire de l'argent ?
Certainement.
Je l'ai lu de la même manière que je lis les œuvres mineures, les œuvres de jeunesse, souvent médiocres, de mes auteurs favoris : avec un œil plus tendre que critique. Davantage comme une clé de compréhension de l’œuvre majeur que comme une œuvre autonome et suffisante.
Watchman trouve son intérêt principal dans l'intertextualité.


Et j'ai kiffé ma race (pardon, Scout.). Pour l'ensemble.


Voyons ce « nouveau » récit comme une mise en perspective de l'autre. Et pour les plus naïfs, les moins futés, il en constituera un guide de lecture. Et compte-tenu de certaines réactions indignées outre manche, ce n'est pas un luxe.
Quand Watchman s'impose en tant que livre sur le passage à l'âge adulte et la perte des idéaux,
To Kill a Mockingbird apparaît encore davantage comme roman dont le thème central est le doux-amer de l'enfance et le regard d'une petite fille sur la figure paternel. Quitte à éclipser un peu, par trop d'équilibre, l'aspect militant et anti-raciste.


Un roman, aussi imparfait soit-il, est toujours une réponse plus délicate, intelligente et élégante qu'un laconique « Vous comprenez de travers ».
N'en déplaise aux snobs et aux ânes bâtés.


Harper, tu avais quelque chose à nous dire ?

Lomel
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le 26 juil. 2015

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Lo. mel

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