V
7.7
V

livre de Thomas Pynchon (1963)

Dharma Bum Vs Blade Runner

« Les mutantistes sont des réplicants, c'est-à-dire des humains découvrant qu'ils sont des robots. »
Manifeste Mutantiste (Novembre 2011)

Il existe ce que l'on appelle "les défauts d'un premier roman". Personnellement, je n'ai jamais véritablement compris ce que cette formule générique était supposée décrire. Mais V. charrie probablement quelques uns de ces handicaps. Dans ce Pynchon, l'incompréhension face à une intrigue toujours aussi décousue que dans ses autres œuvres est moins bien compensée par cette impression d'avoir été invité dans l'espèce de cabinet de curiosités de l'auteur. Ou bien, tout simplement, la chirurgie esthétique autant pour jeunes secrétaires métropolitaines que gueules cassées, la chasse à l'alligator albinos dans les égouts de New York et l'existence de cyborg depuis l'ère victorienne sont de ces incongruités devenues inexplicablement banales cinquante années après la publication de V.

Et c'est en partie ce phénomène de vieillissement, ou plutôt d'absorption de la marge par la masse, qui rend ce roman aussi intéressant aujourd'hui. Peut-être même : encore plus aujourd'hui. Pour résumer très rapidement, V. trace deux trajectoires qui s'entremêleront nécessairement à la fin. Il y a Benny Profane, marin plus tout à fait si jeune que ça, qui déambule sans objectif apparent, de pubs en fêtes et de beuveries en filles et il y a Herbet Stencil Jr qui est à la poursuite de V., initiale fascinante apparue au milieu du journal de son père qui fut agent secret britannique pendant la première moitié du XX° siècle.

De prime abord, on pourrait s'attendre à ce que les tribulations le long de la côte Est par le déserteur, essence-même du héros beat, emporte le lecteur vers une jubilation simple et innocente en concédant quelques détours par des aventures toujours plus rocambolesques, au contact de plusieurs personnages hauts en couleurs et de femmes tantôt faciles, tantôt fatales. Hélas, tout ce qui gravite autour de Benny semble déjà mort ... on boit et on pisse les fêtes aussi rapidement qu'une pinte, les connaissances interchangeables et paumées s'oublient et se dispersent aussi sûrement que des factures, et les serveuses sont clonées (elles s'appellent toutes Béatrice) alors que les femmes libérées ne font qu'annoncer l'avènement d'une froide mécanique porno. Quant à la fille dont Benny, se définissant lui-même comme un yo-yo humain, tombe amoureux : son nez est refait et son corps est comme indisociable d'une MG.

Non ... car l'aventure, l'étrange, l'amour -et à peu près tout ce qu'une bande-annonce de film en technicolor peut vous promettre d'autre- c'est Stencil Jr qui les vit, et pratiquement toujours par procuration (Stencil : "Pochoir" en français) en remontant les pistes que son père ou le hasard ont laissé. Il récupère des épisodes autobiographiques, extirpe des témoignages indirects ou parvient même dans un des chapitres à entrer dans la peau de huit protagonistes d'une intrigue vieille de soixante ans. A l'instar d'une maison vide, le roman semble subitement hanté, il devient plus drôle, plus trépidant, plus mémorable chaque fois qu'une incarnation potentielle de V. s'approche, que ce soit à Florence ou au Caire à la fin du XIX° siècle, en Afrique du Sud quelques années après un génocide, à Paris à l'aube de la Grande Guerre ou à La Valette, à peu près n'importe quand, sur une île qui semble avoir échappé aux effets du Temps. Du moins jusqu'aux bombardements allemands. Et autant vous le dire tout de suite, vous aurez beau guetter V. : ce sera toujours elle qui vous surprendra. Puis la paranoïa faisant son office, peut-être vous demanderez vous si ce que vous aviez pris pour V. avait véritablement d'importance ou était-ce seulement une anecdote vouée à composer un bon livre. Stencil Jr, qui n'a pas de mère et n'a aucune sexualité, semble ne jamais être en mesure de percer le mystère V., dont l'hypothèse d'une chose géographique (comme Vheissu : pays souterrain légendaire peuplé de singe-araignées ... parallèle intéressant avec les égouts de New-York récemment vidés de ses crocodiles et de rats pénitents) est systématiquement balayée par lui. V. semble alors bien être la dernière chose vivante à avoir foulé la planète ... Mais personne ne sait plus ce que c'est en dépit de son omniprésence. Ce qui n'est pas sans nous rappeler Ubik, et sa révélation finale ...

Quant à Profane ...

« Main dans la main, avec Brenda qu'il ne connaissait que de la veille, Profane dévala la rue en courant. Et voilà que, subitement et sans bruit, toutes les lumières, celles des maisons et celles des rues, s'éteignirent. Profane et Brenda continuèrent de courir à travers la nuit absolue et abrupte, l'élan seul les portant vers l'extrême bord de Malte, et la Méditerranée au-delà. »

V. a l'apparence et l'odeur du beat. Mais c'est du cyberpunk : quoi de plus banal, aujourd'hui ? Ce n'en est peut-être pas tout à fait, mais Pynchon annonçait le genre avec vingt années d'avance, du moins. « No Future ! » : c'est un beau message pour un premier roman.
Sloth
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le 4 janv. 2012

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