Mariama Bâ, derrière ce récit tout sénégalais parle de la condition des femmes. Et de toutes les conditions, celle des femmes africaines, sénégalaises, est des plus éloquentes, hélas. Polygamie, lévirat, mariage forcé ; l'émancipation est encore loin.


Nous voilà donc immanquablement plongé dans un roman féministe mais très subtil, où le coeur de la narratrice louvoie, hésite, et analyse sa vie.



Mon coeur est en fête chaque fois qu’une femme émerge de l’ombre. Je sais mouvant le terrain des acquis, difficile la survie des conquêtes : les contraintes sociales bousculent toujours et l’égoïsme mâle résiste.



Voilà qu'elle narre son histoire, d'une manière indirecte, celle d'une femme de la bourgeoisie de Dakar, mariée à des hommes polygames et victime, non pas de leurs mauvais traitements, mais de leurs négligences et du rôle de mère, d'épouse, qu'on lui assigné. Elle a fait de grandes études pourtant, elle est lettrée, indépendante, revêche. Elle est émancipée en quelque sorte, on lui laisse même une certaine liberté, pourvu qu'elle se tienne sage.


Lorsque son mari décède, quarante jours de deuil, la tradition, quarante jours à accueillir des gens chez soi, à les nourrir, à écouter leurs condoléances. Modou, le mari, était puissant, aimé. Pas un mauvais mari, pas un mauvais père mais un mari polygame, traditionnel, malgré sa stature bourgeoise de médecin, et l'on sent le poids de toute la société sénégalaise où le lévirat (mariage avec le frère du mari décédé), la polygamie, et tant d'autres choses, sont des us inamovibles.


Modou avait abandonné sa femme pour une plus jeune, Binetou, laissant la narratrice dans l'ennui. Le poids du patriarcat est tel que même Mawdo, brillant, cultivé, tient des propos terribles et rétrogrades :



« Voyons, ne fais pas l’idiote. Comment veux tu qu’un homme reste de pierre au contact permanent de la femme qui évolue dans sa maison ? » Il ajoutait, démonstratif : « J’ai vu un film où les rescapés d’une catastrophe aérienne ont survécu en mangeant la chair des cadavres. Ce fait plaide la force des instincts enfouis dans l’homme, instincts qui le dominent, quelle que soit son intelligence. Débarasse-toi de ton excès de sentimentalité rêveuse. Accepte la réalité dans sa brusque laideur. »



Le deuil de la narratrice, c'est aussi son émancipation, qui passe par la langue notamment, cette longue lettre adressée à sa meilleure amie. Après les 40 jours de deuil, elle, qui a déjà été mère huit fois, doit être remariée. le premier a se positionner, c'est le frère de son défunt mari, qu'elle éconduit, parce que la narratrice est une femme libre, sûre d'elle-même, mature et forte.



Ma voix connaît trente années de silence, trente années de brimades. Elle éclate, violente, tantôt sarcastique, tantôt méprisante. (…)
- Tamsir, vomis tes rêves de conquérant. Ils ont duré quarante jours. Je ne serai jamais ta femme.



Les hommes ne sont pas des monstres, dans sa bouche. Le féminisme de Mariama Bâ n'est pas contre les hommes, mais contre un système. Elle tient ainsi des propos nuancés sur son défunt époux et sur les autres hommes de sa vie :



Je m’interroge. Ma vérité est que, malgré tout, je reste fidèle à l’amour de ma jeunesse. Aïssatou, je pleure Modou et n’y peux rien.



Pire, elle tombe encore sous le charme des hommes, ceux qu'elle croise, dans son milieu privilégié, étant souvent cultivés, courtois, raffinés. Ainsi, un député du Sénégal, personnage agréable, gentil, et amoureux depuis tout jeune de la narratrice, cherche à la conquérir par des procédés on ne peut plus classique, les mots. Il la voit même politicienne et défend sa vision de la femme au Sénégal.



J’équarquillai les yeux, non d’étonnement - une femme peut infailliblement prévoir une déclaration de ce genre -, mais d’ivresse. Eh oui, Aissatou, les mots usés qui ont servi, qu’on sert encore, avaient prise en moi. Leur douceur, dont j’étais sevrée depuis des années, me grisait : je n’ai pas de honte de l’avouer.



Pourtant, ce qui anime la narratrice, l'auteure, c'est la liberté. La liberté retrouvée après la mort de son époux, et la volonté de décider, enfin, de sa vie. C'est une femme mûre, sûre d'elle-même, qui n'a plus peur.



Mon coeur ne piaffe plus de bonheur sous le tourbillon des mots dits. la sincérité des mots me touche, elle ne m’entraine pas ; mon euphorie, née de la faim et de la soif de tendresse, s’évanouit au fur et à mesure que les oeuvres valsent. Je ne peux pas pavoiser. La fête préconisée ne me tente pas. Mon coeur n’aime pas Daouda Dieng. Ma raison apprécie l’homme. Mais le coeur et la raison sont souvent discordants. (…) il aurait pu jouer pour eux le rôle du père qui les avait abandonnés. Trente ans plus tard, le même refus de mon être me conditionne seul. Je ne trouve pas de cause définissable. Nos fluides s’opposent.(…) Tous les atouts ! Mais que sont ces atouts dans l’incontrôlable loi de l’attraction !



L'écriture de Mariama Bâ, au-delà du fond de son récit, est belle. Elle évoque avec finesse et justesse, la vie conjugale, mais aussi sa vie familiale, et ses enfants. A la fin du livre, elle se rend compte à quel point elle a vieilli, à quel point ses enfants ont grandi. Elle surprend ses filles en train de fumer des cigarettes. Pire, elle apprend que l'une d'entre elle vient de tomber enceinte. Elle va être grand-mère. Là c'est un choix qui s'offre à elle : s'en remettre à la tradition ou laisser sa fille s'émanciper. Après avoir convoquée le jeune futur père, elle accepte cette condition.



A ce moment, je sentis ma fille se détacher de mon être, comme si je la mettais au monde à nouveau. Elle n’était plus sous ma protection. Elle appartenait davantage à son ami. Une nouvelle famille naissait à mes yeux.



Et puis, on est mère pour comprendre l’explicable. On est mère pour illuminer les ténèbres. On est mère pour couver, quand les éclairs zèbrent la nuit, quand le tonnerre viole la terre, quand la boue enlise. On est mère pour aimer, sans commencement ni fin.



Ainsi, au-delà du récit d'émancipation africain, Mariama Bâ parle d'universalité, du mariage, du couple, de l'amour.



Que font d’autres époux ? Ils pataugent dans l’indécision ; ils s’imposent une présence là où ne résident plus leurs sentiments et leurs intérêts. Rien ne les ébranle dans leur foyer : la femme parée, le fils plein d’élans tendres, le repas servi agréablement. Ils restent de marbre. Ils ne souhaitent que la valse rapide des heures. La nuit, prétextant fatigue ou maladie, ils ronflent profondément. Comme ils saluent avec empressement le jour libérateur qui met fin à leur calvaire !



Mariama Bâ n'a publié que deux livres. Elle est décédée jeune. Elle a été ce qu'elle raconte dans ses romans, libre. pour une femme, à son époque, au Sénégal, c'était assez hors du commun. Elle prouve également sa grande maitrise de la langue française qu'elle sert avec noblesse. Élégamment ciselée, sa langue rend compréhensible la culture sénégalaise, ses traditions griottes ou ses mauvais sorts, les rapports sociaux entre les castes supérieures et inférieures, les logiques familiales, élargies. La littérature francophone est riche de cet apport de diversité. Elle mériterait d'être davantage lue car l'école sénégalaise est à n'en point douter depuis Senghor, l'une des plus brillantes. Il n'est pas de hasard si Mohamed Mbouga Sarr vient de remporter le prix Goncourt. Je pense aussi à David Diop qui écrit actuellement des romans de grande qualité sur le plan littéraire. Il y a un dynamisme de la littérature francophone en Afrique et notamment au Sénégal, pépinière des talents littéraires de demain.


Un livre donc méditatif sur le deuil, le mariage, la condition de mère et de femme avec pour décor Dakar et sa presque-île, sa grande maison familiale, ses cours et ses dépendances, où se nouent et se tissent, tensions et relations et où l'homme, même mort, régie le reste du monde et gouverne le sort des femmes.

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le 12 janv. 2022

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