Ce premier "grand" vaudeville de Georges Feydeau, en trois actes, est le type même de la pièce folle et pleine d'agitation qui faisaient les beaux soirs des théâtres de Boulevard, mais aussi de l'émission télévisée "Au Théâtre ce Soir".

Feydeau construit sa pièce sur trois mouvements, chacun correspondant à un acte : mise en place de l'imbroglio, truffé de quiproquos et de méprises à tous les niveaux; exacerbation des périls et des contradictions dans lequel est empêtré le personnage central en raison de ses mensonges et manoeuvres, et jusqu'à un point de rupture; apaisement des tensions par explications successives emboîtées, et fin convenablement heureuse, mais pas forcément d'une morale impeccable.

L'intrigue qui mène aux quiproquos et aux méprises est simple : le personnage central (Moulineaux) est infidèle à sa femme, et se fait pincer en position embarrassante; pour s'en tirer, il invente un mensonge maladroit et peu crédible, et il met tout en oeuvre pour donner de la crédibilité à cette faribole; mais il se heurte à d'autres personnages, soupçonneux, fâcheux, encombrants, parfois embêtés d'être dans une position comparable à celle de Moulineaux. On se ment, on intrigue, et on se met à changer d'identité, de profession, de lieu d'habitation, de maîtresse pour échapper à chaque nouveau péril. L'ennui, c'est que le mensonge que l'on a raconté à l'un ne marchera jamais avec l'autre, qui est bien placé pour connaître la vérité. Tout se télescope, tout part dans tous les sens, et on conviendra qu'il faut de l'énergie pour jouer une telle pièce.

Car on bouge sans cesse sur la scène: entrées, sorties, fausses sorties, déplacements sur la scène numérotés de façon maniaque par Feydeau lui-même (Labiche ne faisait jamais comme cela). Feydeau s'arrange pour que les personnages se trouvent en un lieu qui permet à n'importe qui d'arriver à tout instant, et, bien entendu, les personnages qui se présentent sont exactement ceux que le héros n'a pas envie de voir, parce qu'il ficherait en l'air toutes ses manigances. Ce mouvement perpétuel culmine dans une ronde affolante, qui confère à la pièce son extraordinaire dynamisme et sa gaieté endiablée.

Les répliques comiques tiennent non seulement aux mensonges et aux contradictions entre mensonges successifs, mais également aux caractères des personnages; Bassinet, par exemple, a un vrai génie pour retourner contre ses interlocuteurs les arguments qui visaient à le faire partir, et dans lesquels il voit immédiatement des raisons pour s'incruster davantage.

Vieille règle de la mécanique plaquée sur le vivant, qui est à l'origine du rire : chaque personnage, déjà stéréotypé (le mari infidèle, le naïf encombrant, la belle-mère furieuse des infidélités de son gendre, la jeune épouse qui veut croire que tout peut s'arranger rapidement...), suit en général sa marotte personnelle, ses idées fixes (Bassinet qui n'arrive jamais à placer son histoire de couturière...), et, dans les scènes d'ensemble, l'expression des désirs de chacun, aussi disparates que possible, crée une belle pagaille qui suscite un rire continuel.

Moulineaux, donc, médecin de son état, est amené à louer un appartement où logeait une ancienne couturière, et, pour se tirer d'une situation gênante (être à genoux devant une dame dont le mari entre précisément à ce moment-là...), Moulineaux se présente comme tailleur pour dames en train de prendre des mesures pour une commande de Madame...

Les répliques sont pleines de trouvailles drôles en permanence. On peut juste estimer que le degré de complications et de conflits auquel on est parvenu dans la pièce se dénoue avec une rapidité peu vraisemblable, facilitée par une indulgence subite de divers personnages qui n'en ont pas tellement fait preuve dans les actes précédents.

Un vrai moment de plaisir !
khorsabad
9
Écrit par

Créée

le 9 avr. 2014

Critique lue 281 fois

3 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 281 fois

3

D'autres avis sur Tailleur pour dames

Tailleur pour dames
khorsabad
9

Le vaudeville de la grande époque

Ce premier "grand" vaudeville de Georges Feydeau, en trois actes, est le type même de la pièce folle et pleine d'agitation qui faisaient les beaux soirs des théâtres de Boulevard, mais aussi de...

le 9 avr. 2014

3 j'aime

Tailleur pour dames
Cortex69
8

Intrigue secrète en entresol

Si Georges Feydeau n’avait pas fait son entrée dans la Pléiade fin 2021, il y a fort à parier que je ne l’aurais jamais lu. Mais voilà, je me suis procuré le volume de la Pléiade qui lui est consacré...

le 27 janv. 2022

1 j'aime

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14