Rester barbare
7.4
Rester barbare

livre de Louisa Yousfi (2022)

Choisis ton camp (éditorial), camarade !

D'où tu parles, camarade ? La vieille injonction gauchiste a toujours du bon : ce livre n'est pas de la littérature, du journalisme ou un essai, c'est un manifeste politique. Rien de mal à cela : seulement, ce n'est pas vraiment assumé, et c'est problématique.


La première partie est passionnante, et relève de la critique (littéraire) des écrivains Kateb Yacine et Chester Himes, pour une réflexion littéraire et politique autour de la dialectique de l'Empire et du barbare, de l'ensauvagement et de l'assimilation. Dans le texte, cela donne :

Ainsi, lorsque les civilisés trahissent leur race en faveur des barbares, c'est leur propre salut qu'ils viennent chercher, leur propre beauté. Et Dieu sait comme elle est belle, leur beauté quand elle apparaît alors ; Dieu sait comme nous savons la reconnaître, et comme nous savons pleurer la mémoire de tous les Fernand Iveton et Maurice Audin. (42)

Le troisième chapitre sur les attentats et leur ambivalence chez l'autrice est aussi très intéressant : pleurer les victimes innocentes du camp impérialiste, d'accord, on ne discute pas, mais sont-elles seulement innocentes ? Elle analyse très bien l'espèce d'hypocrisie insupportable autour des attentats islamistes et le deux-poids deux-mesures permanent :

Qu'est-ce que ces gens ont accepté de devenir pour vivre si inconsciemment sur un tas de ruines, pour ne ressentir la violence du monde et n'être ébranlés qu'à cet instant, pour avoir attendu cette atrocité, cette heure fatidique avant de considérer avec sérieux l'existence des fantômes qui les entourent ?

Ensuite, je décroche complètement. Le chapitre consacré à Mehdi Meklat et ses tweets homophobes, misogynes et antisémites m'a fait lever les sourcils : selon Yousfi, la main du progressisme est celle de l'Empire, la même que celle qui noie les barbares. Pourquoi pas, mais est-ce une raison valable pour écrire des saloperies antisémites, homophobes et misogynes ? Elle ne condamne pas et ne réhabilite qu'à demi-mots, on ne sait pas à quoi s'en tenir.


C'est là que le livre atteint ses limites : dans ses généralités. L'anti-intellectualisme m'a franchement horripilé : quand on veut contester sérieusement "les sociologues", on n'en parle pas comme cela. "Les sociologues", ça n'existe pas, il y a des courants, des traditions de recherche, des écoles de pensée épistémologiques. Réunir "les sociologues" dans le même panier n'a aucun sens, il faut les citer nommément dans le texte, donner des exemples, des noms, des références. C'est seulement à la fin, et en particulier aux remerciements, que l'on comprend : c'est un manifeste politique de la ligne du Parti des Indigènes de la République. D'accord, mais il faut l'assumer d'emblée pour ne pas prendre au piège le.a lecteur.rice : c'est un texte qui doit être jugé sur des canons politiques, et pas littéraires ou intellectuels comme je voulais le faire.

antoinegrivel
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le 2 juin 2022

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Antoine Grivel

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