L'équilibre difficile entre la raison et le sentiment dans une société oppressive

Lors de la première lecture, pendant mon adolescence, ce roman m'avait paru le prototype du roman romantique, et j'aimais m'identifier à ses héroïnes courageuses, intelligentes, belles et en avance sur leur époque. A ma deuxième relecture, en âge adulte, j'ai été frappée par la violence souterraine que Jane Austen glisse entre les lignes de son récit, et que j'avais manqué de remarquer dans le passé. Elinor et Marianne sont deux femmes dans une société d'hommes, elles (ainsi que leur mère, et leur autre soeur) sont matériellement dépendantes de leur père, frère, et éventuel futur mari. Mais, au delà de ce constat (qui par ailleurs est toujours très présent dans l'oeuvre de Jane Austen), la société dans laquelle elles vivent est puritaine, rigide et oppressive.
Il n'y a pas de place pour l'amour de Marianne pour Willoughby (que ce soit dans la phase heureuse, ou dans celle de désarroi, quand elle est abandonnée), on lui demande constamment d'étouffer ses sentiments, ses passions: on voudrait la faire taire. Ses relations avec les autres sont difficiles, son envie de liberté est vite perçue comme une rébellion dangereuse, un risque qui pourrait la conduire à sa ruine et à celle de sa famille.
Sa soeur Elinor ne se rebelle pas contre l'état des choses, mais elle en souffre en silence, et en souffre doublement à cause du comportement de sa soeur. Quelque part on peut, je pense, plus facilement s'identifier avec Marianne, mais on finit inévitablement par sympathiser avec Elinor car les "fautes" du comportement de Marianne ne font que retomber plus lourdement sur ses épaules à elle. Au moment où Elinor, en secret, découvre que Edward, dont elle est amoureuse, est fiancé avec une autre femme, elle ne peut qu'étouffer son désespoir et doit continuer à s'occuper de sa soeur, qui, entre temps, affiche son malheur, presque avec orgueil, sans s'occuper des gens autour d'elle ou de sa propre santé (ce qui retombera sur sa soeur aussi, par ailleurs).
La sensation de malaise augmente, du moins pour moi, quand, en arrivant à la fin du roman, Jane Austen résume, très rapidement, les événements menant au mariage de Marianne avec le Colonel. Le format est celui du "happily ever after", mais ici on a l'impression que Marianne, fragilisée par sa maladie, ait été manipulée par sa soeur et sa mère, comme un enfant. Sous la pression des gens autour d'elle, elle se retrouve mariée avec un homme dont elle n'est pas amoureuse, qu'elle n'a jamais apprécié, et qui est beaucoup plus vieux qu'elle. Des mots tièdes sont utilisés pour décrire sa vie, à présent. A la fin du livre, et après sa maladie, elle a perdu le droit à exercer son indépendance d'esprit, sa liberté, sa passion: tout ce qui la caractérisait auparavant. Elle est maintenant parfaitement intégrée à la société. Sa soeur Elinor va arriver finalement à se marier avec l'homme qu'elle aime, sa soumission aux règles et son intelligence lui ont finalement permis d'obtenir, par chance, ce qu'elle désirait depuis le début. Je dis bien par chance car son bonheur est, aussi, à la merci des décisions d'Edward.
Je pense, ceci dit, que Jane Austen ne tranche pas entre l'envie de rébellion de l'une et l'envie de faire partie, malgré tout, de la société qui anime le comportement de l'autre. Je suis persuadée que ceci n'est pas un récit moralisant, Jane Austen ne propose pas l'une ou l'autre des soeurs, qui sont d'ailleurs peut-être deux facettes de sa personnalité à elle, comme modèle de féminité. Elle décrit avec la satire et le langage subtil et soigné qui caractérisent l'ensemble de son oeuvre, ce qu'elle a vu, et peut-être vécu, dans la société de son temps.

Camilla_Maiani
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le 12 nov. 2016

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