Ben oui, c'est quoi, au juste ? Trente ans (voire 49!) passés à noircir des feuilles, remplir des carnets, étaler des couleurs sur des toiles, me geler en plein air pour croquer le monde un dessin à la fois (les connaisseurs auront reconnu la devise des Urban Sketchers...) et voilà que je me rends compte que je ne me suis jamais donné la peine de définir ce souffle qui me porte d'un projet à l'autre sans relâche. Demandons donc à quelqu'un de plus avisé que moi, dont le talent est démontré et la pénétration intellectuelle sans faille. Léon Tolstoï nous propose ses réponses, réfléchies sur 15 ans, à un moment de sa vie qu'on ne peut plus appeler prime jeunesse. Il attaque fort, de manière polémique, en définissant le bon art du mauvais art. Houlà, fi des précautions oratoires, le voilà qui pourfend l’œuvre et la philosophie d'artistes pourtant mondialement reconnus, même avec le recul. Il met dans le même panier Wagner, qui fait les frais d'un chapitre hilarant plein de fiel, Rimbaud, Verlaine et Beethoven, qu'il faut selon lui vouer aux gémonies. Allons-y gaiment, m'en fous, je ne suis attachée à aucun d'entre eux. Pif paf pof, les voilà au tapis, et il ne me reste qu'à me gratter la tête pour tâcher de bien comprendre ce qu'il leur reproche au juste. Selon lui, d'exercer un faux art tourné exclusivement vers la forme, soumis à l'impératif de beauté et victime de leur virtuosité technique, autant de crimes que je suis tentée de considérer comme véniels... J'entends une amie aquarelliste me dire avec insistance : "La technique, oui, mais est-ce que ça suffit ?". J'aurais souvent tendance à trouver que oui, moi qui néglige le message quand la forme me transporte. Et qui me hérisse quand la jeune génération proclame insolemment que l'orthographe ne sert à rien du moment qu'on a des choses intéressantes à dire (je n'ose jamais rétorquer que j'attends toujours la moindre chose un peu palpitante de sa part, à extraire à la pince à épiler du salmigondis succinct et informe qu'elle a le toupet de continuer à appeler paragraphe...). Mais bon, je suis toute prête à faire attention à l'avis d'un Tolstoï, quand même, et je me garde mes réflexions pour moi, même si j'ai eu l'impression de passer mes soirées de lecture avec un aïeul bougon qui passe son temps à tempêter contre la dégradation des temps. Voire la dépravation, mot qui heurte ma douce sensibilité libérale. Mais je comprends son point de vue de vieux grognon, parce qu'il m'arrive souvent, en compagnie de gens de mon âge, de râler contre l'évolution trop rapide de certaines choses dont notre difficulté à les saisir nous classe définitivement dans la catégorie des vieux cons. Hier seulement, dans une galerie voisine, nous devisions avec stupéfaction d'une certaine exposition locale rassemblant des œuvres ressemblant à des gravats de chantier. Autant dire que je ne fais pas partie de l'avant-garde en matière de création artistique... Mais je reviens à Tolstoï, qui m'a fait malgré tout l'effet d'un redoutable conservateur dont je peinais à comprendre les ressorts jusqu'à ce que les derniers chapitres viennent enfin éclairer ma lanterne : sa pensée est empreinte de fraternité chrétienne - c'est l'élément qui me manquait - et il écarte d'un revers de main toute œuvre humaine, artistique, politique ou scientifique, qui ne permet pas à la communauté humaine de se souder fraternellement. D'où ses vitupérations contre un art qu'il juge élitiste, ou en d'autres termes bourgeois. Voilà voilà, il me manquait une clé. Du coup, je comprends mieux ses condamnations radicales. Malgré tout, je ne souscrits qu'assez peu à ses vœux finaux, qui en appellent à un art dépouillé de toute technicité, qui ne nécessiterait aucune étude et surgirait de l'humain laborieux comme un langage universel favorisant l'unité de la pensée humaine. Déjà, je renâclais à m'intéresser à l'influence des masques africains dans l’œuvre occidentale, et il me semble que ça reviendrait un peu à ça, en fait. C'est bête, mais je suis attachée à la subtilité formelle, à la profusion artistique et aux idées chichiteuses. Ça ne fera pas de moi une révolutionnaire, j'en ai bien conscience. Bon, ben tant pis.

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le 17 avr. 2023

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