Pulp
7.4
Pulp

livre de Charles Bukowski (1994)

J'étais vissé sur le seuil.
Le barman émit un gargouillis : _ Aggrrrhhh...
_ Quelqu'un parmi vous aurait-il vu Cindy, Céline ou le Moineau Ecarlate ?
Personne ne cilla. L'un des deux clients finit par ouvrir sa bouche. Un trou béant. Il voulut parler. Effort inutile. Son voisin laissa glisser une main diaphane jusqu'à ses couilles. Sans doute pour se les gratter. Mais en avait-il encore ? Le barman se remomifia. Une figurine de papier mâché. Aussi décatie que le siècle. Du coup, je me sentis jeune.
M'avançant jusqu'au comptoir, je grimpai sur un tabouret.
_ Ai-je la moindre chance que vous me serviez à boire ?
_ Agggrrrhhh...
_ Vodka Maïtaï, alors. Mais laissez tomber le jus de citron.
Tout le temps que prit le barman pour me la préparer, vous auriez pu faire le tour de la planète cent cinquante fois.
_ Merci, dis-je quand il me servit. Mais profitez, s'il vous plaît, que vous êtes encore en mouvement pour m'en remettre une autre.
Je trempai une lèvre dans mon verre. C'était acceptable.
Le bougre avait de la pratique.
Les deux vieillards me reluquaient.
_ Belle matinée, n'est-ce pas les amis ?
Ils ne pouvaient pas me répondre. Probable qu'ils étaient en train de rendre leur dernier souffle. Allais-je devoir jouer les fossoyeurs ?
_ On se concentre, les amis. Depuis quand n'avez-vous pas enlevé les collants d'une nana ?
Un des vieillards prit son élan :
_ Beuh, beuh, beuh, beuh, beuh...
_ Quoi ? La nuit dernière ?
_ Beuh, beuh, beuh, beuh, beuh...
_ Et c'était bon ?
_ Beuh, beuh, beuh, beuh, beuh...
Je commençai à flipper sévère. Ma vie avait-elle encore un sens ? Je n'existe que si je poursuis un but, que si les lumières scintillent, que si je suis fasciné, que si je succombe à la tentation. Or voilà que je faisais la conversation avec la mort.


J'aime beaucoup Bukowski mais je n'en parle jamais assez à mon goût.


Pulp appartient à la dernière période de l'écrivain, c'est même son dernier livre. Alors atteint d'un cancer qu'il relate avec lucidité et sans pudeur par moments dans le sympathique Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau (ce titre !), l'écrivain évoque aussi un dernier roman qu'il écrit tranquillement comme ça lui vient, pour se faire plaisir.


Et il est évident que le plaisir de Buko est ici aussi le plaisir du lecteur.
C'est du pur Bukowski, donc : irrévérentieux, drôle, ironique et crade, enrobé façon roman de gare ou plutôt vieux polar vaguement policier avec la figure éternelle du privé (Bukowski une fois de plus qui fait un dernier clin d'oeil goguenard à son lecteur amoureux transi) minable dans un récit qui zappe allégrement de droite à gauche et dynamite un peu tous les codes.


Buko s'offre une dernière fois le grand trip, botte le cul des glands, côtoie des monstres de l'espace, de multiples personnages de femmes fatales (dont La Mort en personne qui vient lui demander de retrouver Louis-Ferdinand Céline, pas mort et bien vivant en Amérique) dans un roman où l'issue finale ne peut que cacher un dernier adieu émouvant d'un auteur à ses fans.


Pulp : Abréviation de Pulp magazine. Publication peu onéreuse, sur un papier basique et doté d'un très grand tirage en raison de sa popularité durant les 50 premières années du XXème siècle en Amérique.

Nio_Lynes
8
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le 29 nov. 2017

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4 j'aime

Nio_Lynes

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