C’est l’avantage de bien des livres de sciences humaines : ils proposent leur propre résumé. Ainsi l’idée générale de cet ouvrage d’économie du travail – et du chômage !, pour reprendre une braillerie de député –, qui se présente comme « un hommage à la rigueur formelle de la théorie néoclassique » (p. 9), est-elle claire : « décrypter les théories économiques » en proposant « une traduction en termes littéraires de théories savantes dont la caution de scientificité la plus prisée est l’hermétisme du langage mathématique » (p. 8). Son objectif également : contribuer à l’« édification des masses » (p. 8)… Je ne m’appesantirai pas sur le public idéal que sous-entend généralement une telle démarche, dans la mesure où un lecteur sérieux à qui les théories économiques ne sont pas familières comprendra sans trop de difficultés le propos de Pas de pitié pour les gueux. De ce point de vue (la « pédagogie », la vulgarisation, tout ça, tout ça), l’ouvrage tient son engagement : il est construit, structuré, démontré. Qu’il porte sur du factuel ou sur du théorique – l’essentiel –, le propos est clair.
Là où le bât blesse, c’est que la traduction est faussée : imaginons un procès où l’accusé aurait besoin d’un interprète, et que cet interprète soit le procureur… L’auteur de Pas de pitié pour les gueux – le titre lui-même en est une illustration – use et abuse de ce procédé consistant à prendre la parole de l’adversaire. Non pas à lui confisquer la parole, ce qui ne pose problème que dans un débat oral, mais à tenir un discours qui se donne comme le même et qui est en réalité un autre discours – quand bien même on ne touche pas au « fond ». La paraphrase est toujours une déformation. C’est d’autant plus regrettable que les quelques citations d’économistes (néo-)libéraux rapportées dans cette centaine de pages se suffisent à elles-même pour ce qui est de démontrer les délires de la théorie (néo-)libérale : nul besoin de procès d’intention quand les intentions de l’accusé sont exposées noir sur blanc et trouvent chaque jour et partout leur réalisation. (Je ne dis pas que Laurent Cordonnier se livre à un procès d’intention ; je dis juste que le procès n’avait pas besoin d’être faussé.)
Sur le fond et sur la nécessité de sa démarche, je ne peux qu’être d’accord avec cet essai de 2000 qui reste d’actualité : qu’un marché théorique porte intrinsèquement les germes de sa propre crise ; que la théorie économique du chômage soit instrumentalisée par un pouvoir politico-économique ; que les premiers bénéficiaires du chômage de masse ne soient pas le « travailleur […] poltron, roublard, paresseux, primesautier et méchant » (p. 83) dont la science économique dresse le portrait dans des termes parfois moins durs, mais les employeurs – et, partant, que ces derniers ne trouvent aucun intérêt à lutter contre le chômage –, tout cela ne me paraît pas souffrir de discussion, encore moins une fois Pas de pitié pour les gueux refermé. Sur la forme – et là je distingue la forme du fond, ne s’agissant pas de littérature –, sans accuser l’auteur d’être malhonnête, je suis bien plus mitigé : quand l’adversaire ment, à quoi bon forcer le trait de son mensonge ?

Alcofribas
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le 1 nov. 2016

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