Cortázar n'est pas un de ces conteurs kilométriques à la Maupassant – dont on a pourtant voulu le rapprocher – qui concevait la rédaction de nouvelles comme un exercice industriel à débiter, potentiellement à l'infini, pour nourrir l'appétit vorace de la machine à presse.


Au cours de sa longue carrière de nouvelliste, l'Argentin aura pu ainsi, à travers des recueils très différents entre eux, travailler des esthétiques qui n'ont souvent que peu de choses en commun sinon en intérêt pour l'abolition des frontières conventionnellement admises comme servant à diviser le monde. Le fantastique de Cortázar est, intrinsèquement, un fantastique de contact, dans la mesure où il crée son message et son étrangeté en abolissant une impossibilité entre deux états contradictoires : conjonction d'objets séparés par le temps et l'espace, fusion des êtres et des bêtes qui se contemplent, disparition dans la dimension plate d'une peinture trop regardée, généalogie merveilleuse de la lune et des dauphins, animation soudaine de l'immobile ou invitation du désir pervers du meurtre au cœur de l'enfance. Le fantastique de Cortázar qui fonctionne le mieux est, contraposée au fantastique labyrinthique de Borges, un fantastique du fil d'Ariane qui se contorsionne dans tous les sens pour relier des états impossibles en créant toujours entre eux la présence physique.


Mais demeure donc cette singularité des recueils, isolables les uns des autres, qui permet de les lire comme des œuvres intègres plus que comme des anthologies d'une imagination. Les Armes secrètes a le génie dix-neuvièmisant de présenter ce que la vie a d'angoissant lorsque notre réalité dérape. Les Cronopes et les Fameux est un pur manuel de cryptozoologie surréaliste qui a l'ambition de nous présenter un insoupçonnable envers magique sous le béton et les parcs. Les trop méconnus Prolégomènes à l'astronomie forment une incroyable tentative de poétiser la science-fiction. Un certain Lucas se lit assez bien comme le journal rêveur et autobiographique d'un esthète flâneur. Nous l'aimons tant, Glenda sera peut-être le plus sud-américain des recueils de Cortázar. Et, paradoxalement, pas forcément celui qui se tient le mieux malgré ses qualités certaines.


Le recueil date plutôt de la fin de carrière de l'auteur puisqu'il est publié en 1980. Il est constitué d'une dizaine de nouvelles, séparées en trois parties numérotées, dans lesquelles le caractère le plus surnaturel du fantastique ne se fera finalement que très peu présent. Bien davantage, Glenda présentera plutôt une galerie de portraits de femmes, souvent abusées ou prises à partie dans des relations violentes, qui reflètent les tensions autour des sexes dans les sociétés d'Amérique du Sud, tensions qui se doublent presque toujours de situations politiques extrêmes ou larvées. Il est d'ailleurs intéressant de voir que plusieurs des contes du recueil ne se déroulent pas en Europe, comme cela est plus souvent le cas chez Cortázar. Ici, pas de flânerie au détour d'un café parisien qui débouche sur un mystère ludique. Entre assassinats dus à la jalousie, viols brutaux et séances de torture dans les mansardes, le monde de Cortázar se fait beaucoup plus sombre et incarné, dans une logique où le fantastique vient briser le barrage qui contient d'ordinaire tous ces désirs violents dans un monde de fantasme ou d'irréalisation. Le meurtre et l'exaction se nichent presque au cœur de chacune des nouvelles du recueil pour nous montrer les dangers qui se tiennent à la ligne de crête entre ce que l'on vit et ce que l'on rêve.


De là, une appréciation un peu double du recueil de mon côté, qui tape un peu la montagne russe qualitative à mon avis. Parfois, cette tension marche très bien : « Histoire avec des mygales » a une façon passionnante, bolanesque, de mettre en deux scènes deux conspiratrices dans une cabane sous un soleil tropical dont on partagera la complicité avec une utilisation habile et coutumière à l'auteur du « nous » (toujours dans cette logique du fantastique de contact qui détruit in fine la barrière lecteur – personnages). On tirerait un excellent film noir de ce conte. Le « Texte sur un carnet » crée avec énormément de talent un monstre culte du métro de Buenos Aires. C'est déjà Us de l'embrouilleur Peele, sauf que cela marche ici. « Clone », « Graffiti », l'histoire éponyme ou le conte liminaire savent parfaitement lier au cours du récit d'une anecdote un arrière-plan politique et social qui dissimule la brutalité des relations inter-personnelles, cachée derrière notre pratique et notre appréciation de l'art.


À côté de cela, quelques contes s'enferment soit dans la répétition de ce qu'a déjà mieux fait l'auteur ailleurs – « Coupures de presse » et « Histoires que je me raconte » vendent toutes deux assez platement la continuité entre la vie rêvée et la vie réelle –, soit dans une approche tellement cryptique – « Anneau de Möbius » – qu'elles en viennent à étouffer quelque peu la simplicité avec laquelle Cortázar sait enchanter d'ordinaire. Il faut aussi bien remarquer que, quelque part, l'Argentin chasse un peu hors de ses terres ici et que cette esthétique de la violence larvée a été portée avec un tel génie par des Sabato, des Bolano ou des Paramo qu'il est difficile de relever le gant quand on apprécie toute cette littérature. Cortázar lui-même a d'ailleurs su s'illustrer dans le genre avec le très étouffant roman Les Gagnants, que les nouvelles de Glenda peinent réellement à approcher dans leur force – bien que le glissement progressif dans la folie obsessionnelle de la nouvelle éponyme soit très subtil.


Je ne suis pas un immense amateur de Glenda, au fond ; mais c'est parce que le génie de Julio Cortázar atteint ailleurs de tels sommets que l'on peut se permettre d'être aussi difficile. Comme à chaque fois, le fantastique intelligent et incarné de l'Argentin, hors de tout folklore, traverse la page et nous pointe. Fantastique du contact.

S_Gauthier
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Livres - 2022

Créée

le 23 avr. 2022

Critique lue 142 fois

2 j'aime

S_Gauthier

Écrit par

Critique lue 142 fois

2

Du même critique

La Plus Secrète Mémoire des hommes
S_Gauthier
3

Les littérateurs sont à fourcher.

La Plus Secrète Mémoire des hommes est un roman à plusieurs voix publié par Mohamed Mbougar Sarr en 2021. Dans une structure empruntée à la poétique de Bolaño, d'ailleurs abondamment cité en exergue,...

le 6 déc. 2021

18 j'aime

The Green Knight
S_Gauthier
4

Veut décevoir et déçoit.

The Green Knight est, un peu à l'image de ce qu'avait pu proposer Garrone avec son Tale of Tales il y a quelques années, une tentative de méta-commentaire filmique sur une forme littéraire...

le 15 sept. 2021

15 j'aime

1

Guerre
S_Gauthier
7

Carrefour.

Guerre est un roman de Céline, probablement rédigé dans le courant des années 30, constituant le premier vrai inédit publié avec un travail philologique d'édition sérieux depuis la fin de la...

le 5 mai 2022

14 j'aime

11