« Souvent pendant la campagne je t’ai trouvé bête. Je t’écoutais et je pensais : comme c’est bête. Le penser n’était pas très correct de ma part, pas très courtois et passablement hautain. Mais peut-on jamais réfréner une pensée ? »



Cet extrait, il est tiré d’Histoire de bêtise, l’essai qui a valu à François Bégaudeau de se faire ostraciser encore un petit peu plus du milieu mondain.
De la presse télé à la presse écrite, ces quelques phrases ont souvent été celles qu’on a reprises de sa dernière œuvre. Non seulement elles justifiaient l’anathème jeté sur l’auteur d’Entre les murs mais en plus, elles présentaient l’incontestable avantage de parfaitement cerner le personnage.
Parce que oui, François Bégaudeau est ce genre d’écrivain. Il trouve que beaucoup de choses qu’il écoute en ce moment sont bêtes, et en plus de ça il n’hésite pas à le dire, à l’écrire et à le répéter.
François Bégaudeau n’est pas du genre très correct. Pas du genre très courtois. Et oui, il est passablement hautain.
Seulement voilà ; François ne peut se réfréner…
…Pas plus que moi j’arrive en ce moment à me réfréner dans mon envie de l’écouter et de le lire.


Car en effet, s’il y a une chose qu’on ne peut retirer au romancier comme à l’essayiste c’est qu’il n’est pas bête, ou du moins qu’il ne produit pas de la bête pensée.
Il a le sens du mot. Mieux, il a le goût du mot. Mieux que ça encore, il a le goût du mot sensé.

J’ai beau ne pas toujours être d’accord avec lui, j’aime confronter mes représentations et ma pensée à celles de Bégaudeau. Et vu l’ampleur de son audience et de son lectorat, je pense ne pas être le seul à aimer ça.
En cela difficile de ne pas avoir été attiré par cette nouvelle publication mystérieusement intitulée Notre joie.


De joie, pourtant, au départ, il ne semble pas question.
La quatrième de couverture impose tout de suite le thème : non, les extrêmes ne se rejoignent pas.
L’épicentre de la pensée bégaudienne est sensiblement déplacé par rapport à son dernier essai. La bourgeoisie n’est plus en ligne de mire (quoique) puisque l’extrême-droite apparait désormais comme davantage visée ici.
Malgré tout la consanguinité de cet ouvrage avec son ainé – cette fameuse Histoire de ta bêtise – tombe très vite sous le coup de l’évidence.
Les deux thématiques ont beau être différentes que les approches sont malgré tout les mêmes. Bégaudeau n’entend pas fournir une pensée désincarnée et hors-sol. Ici comme ailleurs, il entend parler de lui ; à travers lui. Et de la même manière qu’il avait su questionner deux ans plus tôt cette bourgeoisie qu’il connaissait de très près, voilà qu’il entend faire de même avec la pensée identitaire d’extrême-droite.


Car oui, cette proximité, Bégaudeau la pose tout de suite comme un état de fait.
C’était en septembre 2020, pendant que l’essayiste faisait la promo de son Histoire de ta bêtise. La scène se déroule dans la petite librairie d’un petit quartier lyonnais en cours de gentrification et l’auteur converse avec cet auditoire local qui se révèle très rapidement – de par les interventions de chacun – hétéroclite politiquement parlant.
Mêlés ensembles, sympathisants d’extrême-gauche comme d’extrême-droite ne formaient qu’un au sein de son auditoire. Un constat qui a fini par intriguer Bégaudeau.
Cet ouvrage part de là.
Non, les deux extrêmes ne se rejoignent pas, et les 319 pages n’ont ouvertement été noircies que pour démontrer la véracité de cette maxime.


En cela, Notre joie présente les mêmes forces (et suscite le même attrait) qu’ Histoire de ta bêtise.
Même mise-en-chair de la pensée, notamment grâce à ce choix de l’articuler autour de cette expérience de soirée lyonnaise.
Même souffle grâce à ce goût du mot juste. Ce sens de la formule.
Et puis surtout même percussion dans l’analyse ciselée qui est faite des choses. On pensera ce qu’on voudra du personnage, Begaudeau est un fin spectateur de la comédie humaine.
Il sait voir. Il sait disséquer. Et enfin il sait exposer les choses à nu.
C’est chirurgical. Elégant. Stimulant.


Ainsi le bon François parvient-il à s’appuyer sur l’échange qu’il a eu ce soir-là avec un jeune « identitaire » – un certain et mystérieux « M » – pour démontrer comment tout le logiciel d’extrême-droite se révèle au final essentiellement régi non pas par des réalités mais plutôt par des idées générales ; idées générales d’autant plus synthétiques qu’elles sont énoncées en étant accompagnées d’articles définis, gommant ainsi toute possibilité d’approche diversifiée.
La France. Le peuple. La tradition. L’identité. La souveraineté. L’insécurité. L’immigration. Autant de concepts pris dans toute leur abstraction et qui s’écroulent aussi vite qu’on les questionne.
De quelle France parle-t-on ? De la France des villes ou de celle des campagnes ? De la France athée ou de la France fervente ? De la France cultivée aux lettres des Anciens ou de celle biberonnée aux avengeries ?
Et le peuple ? De qui parle-t-on finalement ? De l’ensemble des citoyens disposant de la nationalité française ? Des résidents ? Des assimilés ? Des Français de souche seulement ?
Quant à la souveraineté ? S’agit-il de la souveraineté des masses populaires face à l’élite oligarchique ou bien de la souveraineté de l’élite française face à celle de l’UE ou des Etats-Unis ?
Autant de questions qui embarrassent les identitaires. La précision les emmerde. De loin, la particularité du réel s’efface. L’identitaire préfère la confusion. Le flou. Il préfère d’ailleurs souvent avancer masqué.

« Le flou est la condition du loup » dit Bégaudeau avec son sens aiguisé de la formule.


D’ailleurs, de ses formules, Bégaudeau en tire une fois de plus quelques outils conceptuels qui peuvent enrichir notre lecture de l’objet qu’il traite.
Par exemple, moi, j’ai beaucoup été sensible à son idée de rhétorique contrebandière. Car pour Bégaudeau c’est bien là tout l’enjeu de la prise de parole identitaire. Dire sans dire. Camoufler une opinion inavouable derrière une formulation suggérant une opinion avouable.
Quand les identitaires condamnent le droit-de-l’hommisme, c’est pour en fait mieux condamner les Droits de l’Homme. Quand ils s’attaquent au pédagogisme c’est pour mieux viser la pédagogie. Et même chose avec le féminisme et la femme, avec l’égalitarisme et l’égalité, le sociologisme et la sociologie.
« Tel Hitchkock filmant un train s'engouffrant dans un tunnel pour connoter le rapport sexuel infilmable, la contrebande parle d’ensauvagement à défaut de pouvoir parler tout de go de la sauvagerie des noirs et des arabes. »
Entre contrebandiers, on se comprendra.


L’identitaire est un lâche. Il parle sans assumer. D’ailleurs il parle sans agir.
Il touille et touille encore avec l’espoir que de ce ressentiment qui l’alimente et qu’il contribue en retour à alimenter sache surgir une humeur vengeresse derrière laquelle il pourra un jour se cacher pour ensuite dénier toute implication.
« L’extrême-droite prospère dans deux espaces : l’isoloir, Internet. […] Point commun entre les deux : des planques. On déplore sans fin que la parole sur Internet soit anonyme, mais le vote l’est aussi. »
Encore une formule qui fait mouche.
Encore une formule qui fait sens.
Bégaudeau pour ça est très fort.


Très fort, Bégaudeau l’est d’ailleurs dans toute la première partie de son ouvrage (qui en compte deux).
Il y enchaine les démonstrations qui amènent à réfléchir et qui, souvent, se sont révélées à mes yeux pertinentes.
Oui, je me retrouve dans son propos quand il dit que les identitaires ont tendance à vouloir réduire des mouvements comme le féminisme, le socialisme ou l’antiracisme qu’à des mouvements d’opinion décorrélés de toute condition alors qu’ils sont en fait des mouvements issus d’une longue chaine de luttes inscrites dans l’Histoire et dans toute la matérialité du vécu des gens qui l’ont menés.
Oui encore, je me retrouve toujours dans ses affirmations quand il dit que les identitaires ont tendance à vouloir réduire chaque question qu’à un exemple extrême afin de pouvoir soit condamner avec virulence, soit excuser sans réserve. « Partir de l’excès de l’autre pour s’autoriser le gros trait » comme il dit si bien.
Et puis oui enfin, j’approuve totalement cette critique qui consiste à dire que l’identitaire préfèrera toujours réduire les idées aux personnes qui les portent. « On ne parle plus de l’ours mais de l’homme qui l’a vu. » C’est ainsi qu’Onfray sera critiqué pour passer son temps à découper en pièces Greta Thunberg sans un seul instant questionner le réchauffement climatique…
L’état des glaciers ? Pas le sujet d’Onfray. Pour le philosophe identitaire, l’écologie c’est Greta. Un point c’est tout.
En cela, oui, oui et trois fois oui : Bégaudeau a raison de parler de logosphère pour parler des logiciels de pensée d’extrême-droite.
Le réel n’est pas déterminant, ce sont les idées qui déterminent le réel…
…A ce sujet-là quiconque a déjà discuté avec une personne régie par des idées conservatrices ne pourra que trouver du sens dans cette description.
En cela Bégaudeau régale.


Mais malheureusement, une fois de plus, Bégaudeau reste désespérément Bégaudeau.
Dans ma critique de son Histoire de ta bêtise j’avais regretté qu’il ne sache pas explorer cet angle mort de la bourgeoisie ; celui dans lequel il se trouvait justement. La bourgeoisie-bohème.
J’avais même trouvé regrettable qu’après avoir passé autant de temps à désosser chirurgicalement les traits de cette bourgeoisie qu’il conspuait, Begaudeau ait cherché à un moment donné à se dédouaner personnellement de toute appartenance à ladite classe, quitte à se retrouver dans cette situation ridicule où il se mettait ainsi à valider lui-même les critères qu’il venait d’édicter juste avant pour reconnaitre la rhétorique d’un bourgeois.
La contradiction avait fait tâche. Elle avait en plus empêché de mener l’exploration du concept de bourgeois jusqu’au bout.
…Et malheureusement, il en est ici de même avec ce Notre joie.


Car n’oublions pas l’objet de la démonstration.
N’oublions pas la quatrième de couverture.
« Non, les deux extrêmes ne se rejoignent pas. » Soit.
Mais reprenons la démonstration depuis le début. Qu’est-ce qui singularise l’extrême-droite d’après Bégaudeau ?
Le fait de vivre dans un monde d’idées générales ; d’être emmerdé par le réel ; le fait de faire preuve de contrebande et de lâcheté politique ; le fait de réduire son propos à des exemples archétypaux pour mieux condamner ou excuser avec outrance…
Mais dis-moi François, ces choses-là n’existent-elles pas à l’extrême-gauche aussi ?
Tu as beau tacler Usul en fin d’ouvrage qu’il n’empêche qu’il se revendique du même camp que toi, ou du moins se revendique-t-il de cette fameuse autre extrême. L’extrême-gauche.
Vois quelques épisodes d’ Ouvrez les guillemets et dis-moi si ce bon vieux Zuzul ne sélectionne pas lui aussi ce qui l’arrange dans le réel pour voir des fachos partout ou bien pour excuser ses copains les plus contrebandiers du langage comme lui peut l’être aussi ?
D’ailleurs ça remonte à quand la dernière fois où Usul a su parler d’usine et d’emploi précaire ? De santé et de service public ? D’économie et de redistribution ?
N’est-il pas lui aussi en train de sombrer dans les seuls discours identitaires ? Dans les idées toutes faites ? Dans la lâcheté du discours sur Internet ?
Et puis allons plus loin encore : peut-on vraiment dire que Frédéric Lordon dont tu aimes régulièrement faire les éloges soit à ce point déconnecté de cette logosphère politique que tu réprouves tant ?
Alors d’accord pour dire que tout ça ne fait pas de Lordon un nouvel Onfray ou d’Usul une Thaïs d’Escuffon. Mais si tu voulais vraiment marquer l’idée que les extrêmes ne se rejoignaient pas, il aurait mieux fallu mettre en évidence des points sur lesquels ils ne pouvaient pas se rejoindre…
…Or pour ce qui est des discours, des pratiques et des méthodes, la démonstration pour le coup tombe clairement à plat.


Et le pire dans tout ça, c’est qu’à un moment donné ce Notre joie a su malgré tout créer les conditions pour que surgisse de cet ouvrage une vraie approche lucide et globale de la question !
Ce moment il survient quand François Bégaudeau se risque à questionner son propre rapport à toutes ces pratiques qu’il a su voir chez l’autre.
On est à la page 74 et Bégaudeau écrit alors ceci :



En accordant le rôle principal au verbe et aux idées qu’il bricole, je suis tombé dans le fétichisme de la parole que j’attribue autant à M qu’à ses compagnons de table inopinés. M est-il en train de déteindre sur moi ? […] En l’occurrence M a bon dos. On repère toujours mieux chez l’autre un vice auquel on est sujet – moyennant quoi toute critique recèle une autocritique. Ce n’est pas M qui m’a refilé le réflexe de rapporter chaque phénomène à une affaire de langage. L’idéocentrisme, le verbomorphisme est ma première disposition. […] Dans le mode verbal de M je reconnais le mien.



Ce passage a été pour moi la plus belle des promesses. La promesse d’un Bégaudeau libéré de ses tares. Un Bégaudeau capable de penser contre lui-même – de penser contre sa pensée – et de conduire ainsi plus loin sa réflexion.
Pour moi c’est ce passage-là qui m’a fait m’imaginer que Begaudeau saurait aller plus loin que la simple affirmation catégorique clamant que non, les extrêmes ne se rejoign[ai]ent pas.
Et c’est aussi parce que ce passage là survenait dès le premier quart de l’ouvrage que j’ai espéré que ce Notre joie sache passer de l’affirmation à une forme bien plus stimulante pour la pensée : la question.


Sur ce point, difficile de totalement en vouloir à François Bégaudeau parce que, durant toute la seconde partie de l’ouvrage, on sent qu’il essaye de tendre vers cette direction là.
Toute cette seconde partie, intitulée « boussole », apparait comme ce second temps où Bégaudeau veut faire le tri ; un temps durant lequel il semble vouloir définir ce qu’est vraiment l’extrême-gauche, débarrassée de toute contrebande verbale.
Ainsi conspue-t-il la colère en politique qui, si elle est nécessaire pour initier un sentiment de révolte, n’est malgré tout pas suffisante.
« La colère c’est beau comme un cheval qui se cabre, dit-il. Et après ? »
Aussi critique-t-il ceux qui ne s’ébranlent que pour s’indigner, les Gilets jaunes en tête. Ils ont marché pour être écouté et entendu de Macron. Ils ont exigé que les puissants prennent en compte leur indignation ce qui, de ce fait, a conforté la position desdits puissants.
Enfin Bégaudeau n’a-t-il pas manqué de rentrer dans le lard des indigénistes et autres décoloniaux, leur reprochant leurs faiblesses conceptuelles, leur culture de la vengeance, leur judiciarisation du trauma et surtout le caractère totalement contre-productif de leur démarche, creusant davantage les tranchées et installant ainsi une guerre de position quand le combat antiraciste appelle plutôt à la conquête des esprits.
Ah ça oui, Bégaudeau a essayé…
Mais cette seconde partie a beau enchainer les pages et les réflexions intéressantes que le propos ne manque pas néanmoins de se déliter…
…Et il se délite parce que Bégaudeau n’y arrive pas.
Il n’arrive pas à lutter contre son véritable démon.
Lui-même.


Ainsi, après une longue seconde moitié de plus en plus décousue, la lucidité finit par s’estomper et les vieilles habitudes commencent à reprendre le dessus.
Dans ses dernières pages, on sent que Bégaudeau cherche une issue.
Et alors qu’il enchaine les attaques plus ou moins justifiées contre tous les représentants de la gauche – jusqu’à son ancienne collègue marxiste qui lui reprochait de ne pas tout donner dans la lutte – il conclut tout ça par une dérobade qui se résume en une seule phrase et qui, pour moi, dit absolument tout.
« J’ai autre chose à foutre. Moi je lis. »


Patatra.Tout ça pour en arriver là.
Autant d’efforts pour que cet essai finisse par s’écraser sur le même plafond de verre libertaire que son précédent Histoire de ta bêtise.
Et alors que la première partie promettait enfin d’inclure Bégaudeau et sa pensée dans l’analyse et la critique menée qu’une fois de plus l’auteur botte en touche dans la seconde. 


De toute façon tout ça – la politique et tout le tralala – ce n’est pas pour lui.
Lui ce qu’il veut c’est qu’on lui foute la paix et qu’on le laisse lire et écrire dans son coin.
De toute manière il n’y a rien d’autre à faire. Les socio-démocrates ne sont que des bourgeois qui ne méritent même pas le qualificatif de gauche, quant aux communistes – parce qu’ils entendent lutter contre l’immigration de main d’œuvre à bas coût au service du capital – ils deviennent selon Bégaudeau des « confus » jouant « un hit de la contrebande raciste emballée dans la défense des ouvriers. »
Donc autant ne rien faire et lire dans son coin et attendant le Grand soir, comme le ferait un bon libertaire… Et ça tombe bien parce que c’est justement l’art de vivre du bon François.
Face à l’inutilité autoproclamée par Bégaudeau lui-même de toute structuration de la lutte politique, autant assumer son rejet de la lutte. Autant lire dans son coin, car au fond lire reste le dernier geste révolutionnaire qu’on puisse avoir.

Parce qu’en devenant lecteur, d’après le bon François, on parvient à se contenter de peu et donc, en se contentant de peu, on fait chier les bourgeois…
…Et au fond c’est le meilleur qu’on puisse espérer d’après lui.



« Nous leur sommes un scandale parce que nous n’avons pas besoin d’eux. […] Nous survivons aisément sans leur expertise et leur bureau d’étude, leur conseils, leurs référents, leurs évaluations, leur validation de compétence. Cette faculté d’être sa propre mesure, d’être au principe de son bonheur, d’être l’étalon de son orgueil, est le secret de la joie. Elle est la joie même. Si jamais la colère nous anime, elle ne nous caractérise pas. Etant partout, la colère n’est pas ce qui nous distingue. Ce qui nous distingue, c’est la joie. »



« La joie » dit-il.
La voilà donc cette fameuse joie éponyme.
La joie d’être nous. La joie d’être orgueilleux.
La joie d’être cet égoïsme pensé comme un altruisme appliqué à soi, dit-il un peu plus loin.
Telle serait donc Notre joie.
Face à l’extrême-droite, la solution c’est de s’en foutre.
Non les deux extrêmes ne se rejoignent pas, parce qu’eux ils ne vivent que pour haïr quand nous, nous consacrons notre vie à jouir…
« Retirez Israël aux antisionnistes, que leur reste-t-il ? Où sera leur joie ? »
La joie serait donc ce qui ne fait pas se rejoindre les deux extrêmes. « M n’est pas youpitralala », dit-il…
Tout ça est tout de même un peu léger comme conclusion, je trouve…
Surtout que, joyeux, Bégaudeau l’est-il vraiment de son côté ?
Pour moi ce n’est pas flagrant.


Alors certes, cette conclusion déroutante n’annule pas tout le reste.
Même dans cette seconde partie qui s’égare souvent, il y a dans ce débat (à prendre au sens littéral du terme) des fulgurances qui rendent cette lecture plaisante. Stimulante.
Mais une fois de plus, l’essai de Bégaudeau ne saurait être autre chose que ça. De la lecture plaisante et stimulante certes. Mais guère de la lecture inspirée et inspirante.
Car déjà, pour vivre comme Bégaudeau, encore faudrait-il avoir les moyens de Bégaudeau. Lui qui aime rappeler que sa vie de prof en ZEP a valeur de travail prolétaire, je ne suis pas sûr pour autant que beaucoup de prolétaires tels que les voie Bégaudeau pourraient se contenter « du peu » dont il parle.
Un enfant de cariste ou de soudeur ne pourra passer sa vingtaine à lire tranquillement en habitant à lui seul l’étage de la maison familiale et cela au frais de ses parents, comme Bégaudeau l’a fait.
Un enfant de femme de chambre ou de caissière ne pourra pas exploiter – telle une rente – le patrimoine culturel que lui auront légué ses deux parents professeurs comme Bégaudeau l’a fait lors de sa quarantaine.
Néanmoins, en passant outre ces quelques contradictions-là, pourra-t-on toujours reconnaitre à notre acerbe essayiste d’avoir au moins su conserver une certaine lucidité jusqu’au bout, celle notamment de la stérilité politique de son ouvrage et de sa démarche en général.


Car oui, quand bien même j’avais espéré de lui qu’il explore davantage cette voie qu’il avait esquissée lors de sa fameuse page 74, je dois bien reconnaître que malgré la déception, Bégaudeau aura toujours le mérite de cette paradoxale lucidité : celle de parler de politique sans en faire vraiment.
Celle de n’être au fond que dans une démarche égoïste.
Celle de jouir de ce statut plaisant et gratifiant de gentil ménestrel de la pensée libertaire.


Alors après tout, soit. Pourquoi pas.
Au fond Bégaudeau n’est qu’un écrivain et le minimum qu’on puisse exiger de lui c’est que ses écrits nous donnent envie d’en conserver quelque-chose.
Or sur ce plan là, cet ouvrage a su faire son office me concernant.
J’ai apprécié quelques formules et quelques traits d’esprit.
J’ai pris des notes. J’ai pris du plaisir…
…Et j’y ai trouvé de la joie.


Cette fameuse joie.


Soyons lucides donc et ne boudons pas ce bon temps passé.
Aussi stérile politiquement soit la pensée de Bégaudeau, aussi prisonnier puisse-t-il être de cette logosphère qu’il dénigre chez les autres mais dans laquelle il se complait malgré tout, Notre joie parvient à nous offrir l’espace d’un instant la délectation du causeur, la stimulation du penseur égoïste, le confort du lecteur bourgeois qui s’ignore.
Après tout jouir n’est pas interdit…
…Et surtout il n’empêche pas derrière d’agir aussi.

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le 23 déc. 2021

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