Prenez une grande respiration, allumez vos frontales et accrochez vous, on descend bien profond dans les ténèbres...


Soyons clairs dès le départ: My absolute darling est exigeant tant sur le fond que sur la forme, mais il s'en dégage une puissance tout simplement irrésistible.


On y rencontre Turtle, 14 ans.


Turtle est une "connasse"... enfin c'est ce qu'elle pense d'elle-même, c'est son papa qui lui a dit.


Turtle en effet vit avec Martin, son père, veuf, survivaliste frappadingue, intellectuellement brillant, psychopathe incestueux.


Ils vivent à moitié reclus, avec un mélange de mépris et de méfiance à l'égard du reste de l'humanité, dans un taudis envahi tant par la faune que par la flore et renfermant surtout un véritable arsenal de guerre, au cas où...


Martin aime Turtle autant qu'il se déteste. Il l'appelle Croquette, comme la nourriture du chat, parce que bébé, elle a manqué de se faire dévorer par un puma.


Dans son délire, Martin pense qu'en réalité Turtle est née de l'accouplement du puma et de feue son épouse, ce qui confirme la qualité d'héroïne tragique de Turtle.


Par ce que c'est ce qu'elle est, Turtle, une héroïne tragique contemporaine: centre d'un univers qui l'enferme, la brise, mais hors duquel elle ne peut pas vivre. Une victime consentante.


Cet enferment est d'ailleurs parfaitement rendu par l'intégration des pensées de Turtle directement à la narration, privant ainsi le lecteur de la respiration qu'offriraient des guillemets, ou un saut de ligne, précédant la parole/pensée du protagoniste.


My absolute darling est le récit de la lutte intérieure de cette jeune fille, qui comprend, confusément, qu'elle existe en dehors de ce père toxique, pour accepter de pouvoir être autre chose que ce qu'il attend d'elle.


D'ailleurs Turtle s'appelle Julia pour le reste du monde, Croquette pour son père, et Turtle pour elle-même, puis pour ce garçon qui va attiser sa curiosité, lui ouvrir ces nouvelles et effrayantes perspectives et déclencher la fin d'un monde.


Tout l'enjeu du récit est de réunir ces trois personnalités pour parvenir à un point d'équilibre.


Mais (comme je vous vois venir), non, My absolute darling n'est pas un énième roman sur les (pénibles) errements adolescents, c'est une véritable épiphanie, dont on comprend bien vitre que l'issue ne pourra qu'être radicale.


Tout dans la vie de Turtle est violent, parfois à la limite du soutenable pour être honnête.


Ce qui en fait un beau livre, c'est que Gabriel Tallent n'est pas voyeur: s'il expose des situations d'une atrocité sans nom, il ne se complaît pas dans une description malsaine.


L'angoisse, elle naît de la construction narrative, une fois de plus, et notamment de l'utilisation par l'auteur de répétitions de situations et des mêmes phrases les décrivant, ce qui ancre le récit dans une réalité, un quotidien.


C'est la perspective des violences avec ces routines banales qui rend le tout effroyable.


Cet effroi est renforcé par les propos extrêmement lucides de Martin à diverses reprises, puisqu'il n'y a jamais de pire monstre que celui dont on sait bien qu'il est humain.


A un deuxième niveau de lecture, conformément la la vision de Martin, le roman est une allégorie de la pensée écologiste: l'opposition entre la nature destructrice de l'humain et la puissance créatrice infinie de la nature.


Car tout le récit est constellé de description de la nature, de l'infini de ses possibles, chaque plante étant nommée avec précision, décrite, analysée.


Tantôt sombre, moite, hostile (j'ai une théorie personnelle là dessus aussi, mais je ne peux pas tout raconter...), parfois délicate, subtile et lumineuse...


Cette nature omniprésente figure aussi conflit de Turtle: un environnement indispensable à la vie mais destructeur, conflit qui ne pourra se résoudre que dans une fin apocalyptique qui laisse, il faut bien le dire, sans souffle, les ongles plantés dans l'accoudoir du canapé.


Avec My absolute darling, Gabriel Tallent signe (à l'âge d'à peine 30 ans) un premier (mais comment est-ce possible?!) roman époustouflant, impeccablement maîtrisé, qui le place directement, aux côtés de David Vann, tant la parenté est évidente, au panthéon des écrivains américains (mondiaux ?) contemporains.


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le 27 avr. 2018

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