Moo Pak
7.9
Moo Pak

livre de Gabriel Josipovici (1994)

«Garder l’espoir, seuls quelques artistes ont la capacité de nous entraîner en nous et en avant.»

Déambulant dans Londres avec Jack Toledano, son ami Damien Anderson nous rapporte ici les longs monologues de celui-ci, ce double fictionnel de Gabriel Josipovici, comme lui porteur d’un nom signifiant la déchirure de l’exil, lui aussi juif séfarade venu d’Egypte, animal exotique ne faisant vraiment partie d’aucune communauté, s’étant par accident retrouvé à vivre et travailler en Angleterre, et ici écrivain embarqué depuis dix ans dans la conception de son œuvre majeure, Moo Pak.


Ce long monologue ponctué des étapes et des gestes de leurs multiples marches dans Londres, forme une œuvre performative, qui transmet parfaitement l’ambition la plus haute de la littérature, et en même temps l’impuissance de la faire aboutir, un livre qui contient en lui l’ordre et le chaos, et le désir violent et désespéré de l’écrivain de se libérer des frontières du langage.


«Une bonne conversation, disait-il, devrait être faite de mots ciblés, de mots qui s’envolent de la bouche d’une personne et qui se posent sur la poitrine d’une autre, mais des mots tellement légers qu’ils ne tardent pas à s’envoler de nouveau et à disparaître à jamais. Nous ne formulons pas une pensée d’abord avant de la polir pour finir par la lâcher, dit-il. Si nous faisions cela, nous ne parviendrions jamais à parler. Nous la laissons s’envoler, disait-il, et quelquefois elle produit quelque chose de valeur et quelquefois rien.»


Moor Park est le cœur de cette quête du langage universel ou authentique, un manoir autrefois célèbre pour ses jardins, où vécut Jonathan Swift, et qui fut successivement asile d’aliénés, unité de décryptage de codes pendant la guerre où œuvra Turing, centre expérimental pour l’étude des primates, partie intégrante de l’université du Surrey, et école pour élèves en difficulté, où l’un d’eux tente maintenant avec son langage tronqué de raconter «l’istoir de Moo Pak».


Il serait impossible et tout à fait absurde de prétendre raconter ces déambulations de la pensée, dans lequel à chaque page les idées brillantes fusent en volutes, entrelaçant les pensées, les souvenirs vécus, les lectures et les lieux de la promenade, idées qui semblent embrasser tout le sens de la vie et de la littérature.


«Je suis d’accord avec Proust, disait-il, sur le fait que les livres créent leur propre silence d’une manière que l’on atteint rarement avec des amis. Et le silence qui devient palpable quand on a terminé un Chant de Dante, disait-il, est tout à fait différent du silence qui devient palpable quand on atteint la fin d’Œdipe à Colonne. Ce qui est arrivé de plus terrible aux gens aujourd’hui est qu’ils ont pris peur du silence. Au lieu de le rechercher comme un ami et une source de renouveau, ils essayent de toutes les façons possibles de le faire taire.»


Sans cesse tiraillé entre profonde désillusion et une humeur plus enjouée ou paradoxale, habité par l’espoir de réussir à donner vie à une voie latérale, celui qui pense, devenu «parent pauvre» dans une société dominée par l’argent, est de plus en plus seul dans ce monde moderne qui court vers sa perte, submergé par le torrent des clichés, débordant de bonnes intentions uniquement porteuses de banalité, anéanti par la déshumanisation du travail, des loisirs et de la vie intellectuelle, et où le silence et la joie de l’unique sont en voie d’extinction.


Texte du contrôle et du lâcher-prise, «Moo Pak» est un livre précieux à garder toujours sur soi, pour se promener avec, et en lire une citation chaque jour.


«J’ai écrit afin de faire sortir les confusions, les dérobades, comme on presse une serviette pour en faire sortir l’eau. Pas pour dire quelque chose mais pour clarifier l’air afin que quelque chose puisse être dit. Je n’y suis jamais parvenu, me dit-il, alors que nous faisions demi-tour pour faire le tour des étangs. Mes mots ont été gauches et chaque phrase que j’ai écrite, au lieu de se tenir là comme une pierre, ne portait que les échos de ma voix grincheuse et parfois irascible. C’est pour cela, je suppose, qu’on essaie toujours encore et encore, dit-il. On espère toujours atteindre une voix qui n’a rien à voir avec soi-même, qui est, d’une certaine façon, radicalement autre que celle dont on se sert chaque jour pour les simples transactions de cette journée. Mais évidemment on ne le fait jamais, dit-il. Nous nous éloignâmes des étangs à travers les fougères et la bruyère. Les écureuils ne se montraient pas. Il m’est arrivé de rêver parfois, dit-il, d’écrire un livre qui aurait l’impact immédiat du nez frais et humide d’un gros chien.»


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/11/02/note-de-lecture-bis-moo-pak-gabriel-josipovici/


Pour acheter à la librairie Charybde (sur place ou par correspondance) ce roman publié en 1994, et traduit en 2011 par Bernard Hoepffner pour les éditions Quidam, c’est là :
http://www.charybde.fr/gabriel-josipovici/moo-pak

MarianneL
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le 2 mai 2013

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