De Lamartine, ne prenez pas la peine de lire l'oeuvre de bout en bout sans discontinuer, cherchant à tout prix un fil narratif, une cohérence, un liant qui tienne du roman. Et ce, malgré l'édition de 1849 qui feint la narration linéaire de la vie de l'auteur. C'est un leurre. Ne commettez pas cette erreur. 
J'ai toujours cru qu'un recueil était avant tout une anthologie de poèmes proposés par son auteur, et que l'ordre, la construction, l'enchaînement importaient peu. Et suivant ma propre politique j'ai d'abord apprécié les *Méditations Poétiques* : picorant à mon gré dans "l'Isolement", dans "l'Automne", dans des poèmes des *Nouvelles Méditations* mêmes que je distinguais peu des "anciennes", je saisissais un certain sentiment de la beauté des vers, du rythme, des mots qui me transportaient ailleurs. C'était la douce Hypokhâgne. Puis la Khâgne arriva qui me fit un temps haïr ce poète, car lorsqu'une oeuvre tombait parmi les quatre au programme de littérature tronc commun au concours de l'ENS, il faut toutes les lire et les maîtriser de A à Z (idéalement du moins, car personne n'y parvient réellement). Une très chère amie et moi avons même fait des fiches du contenu littéral de presque tous les poèmes, c'est dire l'idiotie puisqu'il n'en restera presque rien dans nos têtes, sinon quelques traits d'ironie mordante sur des "topoi" surannés, des niaiseries romantiques tarte-à-la-crème.
Certes, j'exècre le Lamartine des odes flamboyantes de piété d'un autre temps, longues tartines, beaucoup trop longues. "La Foi", "Dieu", ou pire, "L'Homme", mastodonte écrasant qui s'impose dès la place de deuxième poème (un peu comme cette deuxième sourate du Coran, "La Vache", qui découragerait toute âme novice de se lancer dans cette masse indébrouillable), sont des poèmes qui ne me touchent pas. Pour être caricatural, on pourrait dire que "Lamartine c'est le catéchisme". En réalité, ses réécritures de la Bible sont parfois très intéressantes et plus émouvantes que le texte sacré (cf "La Poésie sacrée"), mais il y a quelque chose d'impalpable au néophyte monothéiste, surtout dans une époque où l'Etat ne fait plus lire et apprendre ces textes sacrés par coeur. Il y a une certaine part d'Alphonse qui reste insondable au rêveur athéiste.
Le rêveur agnostique y trouvera, lui, sûrement son compte au milieu de poésies plus courtes, plus émouvantes. Plus geignardes, certes. Mais puisque la tristesse est plus répandue dans ce monde que la foi religieuse, comment ne pas être plus touché par cette veine élégiaque et sentimentale que par l'autre versant, biblique et exalté ? Ces complaintes sont parsemées dans tout le recueil : "L'Isolement", "Le Vallon", "L'Automne", beaucoup de poèmes rajoutés à l'édition de 1849, sans parler du très fort "Désespoir", même s'il est malheureusement désamorcé par une "Providence à l'homme" molle, énervante. Elles touchent plus à la poésie de l'infime, de l'intime et par là de tout l'infini qu'il peut comporter. Les thèmes récurrents (la perte de l'être cher, l'errance spirituelle, le désintérêt pour la vie), sont brouillés, mêlés, forment un cycle éternel, une suspension du temps, de tout. Qui sait si Alphonse parle d'Elvire ou de Dieu lorsqu'il se plaint dans l'Isolement, selon cette formule devenue célèbre : *"Un seul être vous manque et tout est dépeuplé."* ?
Alors on dira qu'Alphonse est une drama queen, un gamin larmoyant, une âme tourmentée égocentrique qui n'écoute rien d'autre que "cette voix dans son coeur". C'est vrai, quelque part, et c'est ce qui fait la limite de sa poésie, très vite lassante, barbante, extrêmement redondante. Mais comment ne pas voir, également, le défenseur d'une esthétique du verbe, de son harmonie dans l'instant, vers par vers ? On pourrait détacher bien des vers de Lamartine qui seuls fonctionneraient à merveille, comme sentences, comme devises, comme versets d'une nouvelle Bible sans commandement ni interdit :

"L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux"


"Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis "Nulle part le bonheur ne m'attend""


"Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime,
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'offre toujours"


"C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais !"


Et bien sûr cette magnifique dernière strophe de L'Automne, magistrale :
"La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire;
A la vie, au soleil, ce sont là ses adieux;
Moi je meurs; et mon âme, au moment qu'elle expire,
S'exhale comme un son triste et mélodieux"


Alors de même qu'on ne lit pas Racine en premier lieu pour être pris dans un drame exaltant, qu'on trouvera bien mieux ailleurs, on ne lit pas Lamartine pour être chargé de belles images, de comparaisons habiles qui nous font mieux nous comprendre nous-mêmes et la vie. On peut être tenté de le faire, et y trouver quelques réponses, mais elles resteront toujours partielles, incomplètes, comme chez tout poète. En revanche, on trouve chez les deux une versification exemplaire, qui, loin de montrer tout ce qu'il faut savoir faire, imiter dans l'alexandrin classique, le vieil octosyllabe, en proposent une utilisation harmonieuse et très bien rythmée, qui ne peut que servir de Muse à l'inspiration. Lamartine n'a pas vraiment fait "descendre la poésie du Parnasse", comme il le dit dans sa préface, il incarne ce Parnasse, simplifié, étiré, dont les aspérités érudites et rugueuses sont gommées pour atteindre la fluidité parfaite des sonorités qui plaisent à l'oreille. 
On pourra toujours dire qu'Alphonse est chiant, moi en premier lieu. Mais j'ai compris, ces derniers temps, que c'était le propre de la littérature : se faire chier sur le coup, s'enrichir l'esprit pour plus tard. Combien d'instants de ma vie ont été accompagnés par des vers de Lamartine sus par coeur ? De déceptions contrées par "Détache ton amour des faux bien que tu perds" ? Un peu cyniquement, certes. Mais le recul en amour est souvent une mesure de sécurité nécessaire. C'est un peu comme *Bérénice*, qui sur le coup peut paraître un simple moment d'ennui, mais regorge de vers excellents qui décrivent l'élégie idéale, qui atténuent paradoxalement la tristesse en même temps qu'ils la subliment :

"Pour jamais! Ah! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus!"


Si cette critique est décousue, très partiale et subjective, c'est un petit moment de jouissance d'écrire après une année tyrannique d'objectivité littéraire forcée. Il y a eu l'incompréhension, l'impatience, l'exaspération, le dégoût, la paresse. Mais il y eut ensuite l'appétit, l'inspiration, l'obsession. Combien d'alexandrins ai-je écrit sur un modèle lamartinien ? Et c'étaient mes meilleurs. 

"L'amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé."

burekuchan
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le 12 juin 2018

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burekuchan

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