Incontournable Octobre 2022



Mention "Olibrius" Album Intermédiaire 2022



Cet album est carrément délicieux, du genre qu'on ne croise pas souvent, qui plus est! C'est un peu comme tomber sur un joli chocolat fin dans le fatras de bonbons bon marché de sa bonbonnière en forme de citrouille, après la chasse aux bonbons d'Halloween. Admirez.



Lugosi observait les cotonneux nuages dans l'azur bleuté, qui évoquaient la forme de moutons, ce qui ouvrit naturellement son appétit de vorace amateur de viande. L'un d'eux, beaucoup plus foncé que les autres, lui sembla être le mouton noir du troupeau. Une réflexion qu'il fit à voix haute, ce qu'il eut tôt fait de regretter. En effet, le mouton-nuage susceptible n'apprécia pas la remarque et lui lança un éclair, en bon cumulonimbus qu'il est. Le loup transformé en carpette fumante s'éveilla alors que la lune apparaissait, dont la sinistre lueur se diffusait sur la prairie. Hypnotisé par elle, le loup fit ce que font communément les loups en présence d'une jolie lune pleine: hurler. Enfin, "bêler" longuement serait plus exact. Le loup fut ensuite prit d'une envie irrésistible de dévorer cet herbe au parfum si entêtant. Sous une lune moqueuse, le loup en pleine crise de végétarisme se vit progressivement changer en mouton. Quand il entendit l'appel de sa bande de loups, il ne put résister au désir de répondre, ce qui fit de lui une cible idéale. Devant fuir devant ses féroces comparses, il trouva - je cite - un "abri providentiel". Dans cette bergerie se trouvaient, comme son nom l'indique, des moutons. Devant la porte close, les loups tinrent conseil. Le chef demanda alors à celui qui avait son manuel des "trois petits cochons" la manœuvre à suivre, qui est, ils en convinrent ensuite , plutôt "chelou". Le chef proposa donc une tactique plus directe, qui consistait à "enfoncer la porte sans louvoyer". Les moutons attroupés les uns contre les autres, devant lesquels se tenait Lugosi, observèrent les loups approcher, l'écume à la gueule. Dans les yeux apeurés du mouton-garou, le chef loup y décela une lueur blême et comprit que derrière cette laine noire se cachait, en réalité, un loup maudit. Terrorisés d'être contaminés, les loups battirent en retraite en toute hâte, laissant les moutons béats en extase devant leur "Agnus Dei", leur sauveur. Au petit jour, poussé par son "instinct grégaire", il suivit les moutons dans le pâturage, où il avala copieusement l'herbe verte et, accessoirement, retrouva sa forme de loup. Les moutons, d'une nature bienveillante, ne firent pas grand cas de son apparence, dont ils estimaient qu'il devait en être la première victime. "C'est ainsi que, longtemps durant, on put distinguer parmi les brebis un loup gentil, protecteur du troupeau et amateur de gazon..du jamais vu de mémoire de mouton! Lugosi vécut ainsi avec les ovins. Grâce à son penchant pour le foin, jamais plus il n'eut...fin...heu...FAIM!"-OH, ça rime!




Je pense bien que même trente ans plus tard, quand je serai près de ma retraite, je rirai encore en lisant cet album au français si exquis. Non seulement les références sont hilarantes et variées, les jeux de mots et les nombreuses expressions sont abondantes et fortes à propos. Entre autres références, la première se trouve dans le nom du héro. "Béla Lugosi" est l'acteur hongro-américain qui a incarné le célèbre Comte Dracula, dans le premier film consacré à l'oeuvre de Bram Stoker. Un clin d’œil qui a du mordant, dirait-on, mais qui ajoute aussi à l'atmosphère d'épouvante. Un autre, tout à propos, est celui du conte des "Trois petits cochons", bien sur. Mais la réplique sur l'Agnus Dei, l'agneau sacré de la bible, m'a carrément tué! Pas la référence la plus simple pour les plus jeunes, mais avec un bon prof, y a de quoi faire. Enfin, il y a la référence au code aéronautique "Mayday" quand Lugosi appelle à l'aide.



Certains choix de mots viennent du verlan, ce langage inversé propre à la France, mais qui servent surtout à faire sortir la syllabe "lou", dans "chelou" ( louche) et "relous" ( lourd).


Le texte est original, bien rythmé, fluide à souhait et au vocabulaire riche et soutenu. On y trouve des temps de verbe comme le passé simple, le grand abonné aux absents des temps de verbes en jeunesse , malheureusement, malgré son élégance en écriture. Il y a foison d'expressions comiques, de jeux de mots et une quantité appréciable d'adjectifs qualificatifs.


Parmi les expressions, on retrouve:
"Avoir une dent contre...", "Saigner à blanc", "passer à table", "revenir à ses moutons", "monter patte blanche", "être le mouton noir du troupeau", "tour de cochon" et bien entendu, "Compter les moutons".

Et parmi mes lignes préférées, qui sont des jeux de mots, il y a :
"Au secours, mêêêê-day, à l'aide...ouvrez l'huis, heu...ouvrez moi!"
"Mouais...c'est chelou, coupa le chef, septique. On est pas à l'abri d'un coup de cochon. Revenons à nos moutons, je propose que nous enfoncions la porte sans louvoyer".
"À moi, un mutant...un mouton!"
"Gare au garou! Garons-nous au cas où!"
"Loué soit ce mouton! Alléluia! Agnus dei! Il est l'élu venu nous sauver!"
Oh, bon sang, j'en ris juste à les écrire. Ça me rappelle mes premiers Astérix, avec leurs jeux de mots et leurs références populaires.

Vous trouverez dans les illustrations autant de régal que dans le texte. Vous remarquerez, avant et après l'histoire, la présence d'un mouton ayant un contenant normalement utilisé pour le pop-corn, mais rempli de foin vert à la place. Dans la page d'entrée, il se rend vers une salle de cinéma, et dans la page de clôture, il est dans la salle, les yeux ronds. Avec la référence du nom de monsieur Lugosi , on ramène le volet cinématographique avec ce mouton cinéphile, qui, de sa perspective, pourrait avoir écouté un film d'épouvante.

Dans les illustrations, dont j'adore l'atmosphère lugubre, avec le noir comme couleur phare, le filtre sepia employé pour les scènes de jour et la richesse des textures ( dont le pouffant de la laine des moutons, des yeux vitreux, les poils des loups et les paysages forestiers), je trouve qu'on a su amalgamer l'humoristique ( un peu "noir" d'ailleurs) avec le drame. Les yeux des moutons sont tellement innocents, bien ronds, sourcils relevés, toujours orientés ou presque vers nous, les lecteurs. On ne peut pas faire autrement que de les trouver mignons avec la combinaison de leurs yeux globuleux et de leur laine bouffante, mais aussi piquetée. Il n'y a pas de lignes de contour dans le graphisme, on joue avec un traitement vaporeux sur certains plans, on fait un gros plan des yeux d'un loup sur deux pages pour mieux leur faire une gueule d'abrutis la suivante. On dégage beaucoup le plan quand nous sommes à l'extérieur, avec les étendus aérés autours des personnages, créant un effet de vaste paysage. Mais quand nous sommes à l'intérieur, on sent le rapprochement, surtout dans la page avec la perceptive à l'intérieur même de la gueule du loup, comme un huis clos accablant. Il y a aussi un contraste de silhouette avec des loups faméliques, tout en angles et en maigreur sombre, alors que les petits moutons dodus et laineux blancs ressemble à des boules de coton avec deux yeux qui semblent éternellement surpris.

Dans les détails des illustrations, portez attention! Dans le hurl..heu...le bêlement plaintif poussé par Lugosi à ses comparses, il y a un des "ê" qui a des dents et une langue , comme si le "ê" hurlait. Dans la scène de transformation, la lune change d'expression en trois phases: dubitatif vaguement intéressé, puis machiavéliquement amusé, puis malicieusement hilare ( ouaip, précis comme ça les expressions!). Dans l'amas de moutons empilés les uns sur les autres ou contre les autres, notez la présence d'un mouton quelque peu perdu qui, au lieu de faire face comme tous les autre, nous tourne le dos.

Enfin, je mentionne mon affection tout particulière pour l'avant dernière page, dans laquelle les moutons sont au pâturage, avec un Lugosi entouré de moutons affectueusement pelotonnés contre lui, l'un d'eux ayant même des petits coeurs au dessus de la tête. Avec sa tronche toujours aussi inquiétante de drogué en sevrage, les moutons tout souriants et peinards crées une fois encore, un contraste.

Au-delà de la thématique du loup-garou détourné, on peut également tabler sur la notion d'inclusion de Lugosi. Face à ses pairs, ce fut un rejet total, comme s'il était contagieux. du côté des moutons, ce fut plus aisé. Il a gagné son ciel en les ayant sauvé, assurément, mais les moutons n'ont même pas bronché devant sa transformation en loup, au petit jour. Mieux, ils ont même songer qu'au fond, il était la victime de cette différence. Plutôt que de le juger sur son physique "ingrat", ils ont jugé son fond. Au fond, Lugosi est peut-être le "mouton noir" dans le sens stricte du terme, mais certainement pas au sens figuré! du moins, pas dans le sens figuré péjoratif. Une façon toute mignonne de célébrer les différences comme des aouts et de valoriser l'intérieur de la personne avant son extérieur. Toujours pertinent comme sujet, dans un société qui glorifie Instagram et autres bidules.

Je souligne, surtout à l'intention des profs, que ce bel ouvrage ferait un excellent album à lire ou faire lire à nos plus vieux, le troisième cycle primaire ( 10-12 ans), les lecteurs ayant le moins d'albums destinés à leur groupe d'âge. En outre, il constitue un album de choix en ce mois d'octobre, pour pimenter le mois de l'Halloween et de tout ce qui tourne autours du sinistre et du fantastique lugubre. On a beaucoup d'albums avec Halloween comme thème central, mais beaucoup moins d'albums glauques, noirs ou aux atmosphères sinistres qui pourraient contenter le genre Épouvante. Bon, du "léger" épouvante, mais quand même!

Un incontournable véritablement difficile à contourner, qui illustre une fois encore le génie derrière la littérature jeunesse et l'extraordinaire souplesse et richesse de la langue française. Un album aussi comique que frissonnant.

Pour un lectorat du troisième cycle primaire ( mais aussi la 4e année), 9-12 ans. Et pourquoi pas les ados? qui pourrait apprécier le style graphique autant que le texte avancé.

*La mention "Olibrius" est une mention personnelle, que j'octroie à un livre pour chaque catégorie chaque année, pour distinguer les cas atypiques très originaux et que je juge excellents.

Shaynning

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