À la sortie des Rôdeurs de la Nuit, en 1987, Graeme Davis avait déjà dix années d'expérience en tant que rôliste derrière lui, et il avait publié pas mal de trucs pour Games Workshop. C'est un bagage clairement visible dans ce livre, son unique participation aux Défis Fantastiques en-dehors de deux-trois contributions au magazine Warlock.


L'idée de départ est l'une des plus originales de la série : point de héros droit dans ses bottes ici, le héros est un vil rascal qui ne rêve que d'une chose, intégrer la Guilde des Voleurs du Port du Sable Noir, la ville qui change de nom à chaque livre parce que les traducteurs français n'étaient pas fichus de se mettre d'accord et accessoirement le pire repaire de brigands de tout le continent d'Allansia, déjà visitée par un aventurier quelconque dans La Cité des Voleurs de Ian Livingstone. Ce soir, c'est votre grand soir : dépouillez le marchand La Braise de son bien le plus précieux, l'énorme joyau connu sous le nom d'Œil du Basilic, et la Guilde vous acceptera dans ses rangs.


Prometteur ! Et les premières pages du livre ne le sont pas moins, à commencer par la superbe couverture de John Sibbick, probablement l'une des meilleures de la série. Les règles s'enrichissent d'une réjouissante série de « Talents Inavouables » à choisir dans une liste : détection de pièges, déplacement silencieux, crochetage de serrures, etc. Le premier paragraphe offre un choix entre trois lieux à visiter, car Graeme Davis a compris, contrairement à Livingstone, qu'on ne se déplace pas dans une ville comme dans un donjon. Ce genre de trucs reflète bien l'approche rolistique de Davis, on en retrouve des traces plus loin dans l'aventure, comme la possibilité d'utiliser une torche pour se battre contre un ennemi particulièrement inflammable (ça paraît évident, mais peu d'auteurs de DF y pensent) ou bien dans la gestion (assez primitive) de l'encombrement du sac à dos.


C'est une toute autre vision du Port du Sable Noir qu'on découvre dans ce livre. Décrite par Livingstone, la ville avait un caractère certes dangereux, mais un peu trop loufoque pour qu'on puisse se sentir vraiment menacé, alors que Davis en dresse un portrait plus posé et réaliste. Cela tient aussi à l'identité du héros : celui de la Cité se baladait comme un vrai touriste, alors que celui des Rôdeurs se doit d'être discret, d'éviter les patrouilles, et lorsqu'il s'introduit chez des gens, il doit faire preuve de discrétion s'il ne veut pas finir au gibet. La peur d'être pris est constante, et on se croirait parfois dans l'équivalent biblioludique des excellents jeux vidéo Thief 1 et 2 (y compris parce que dans les deux cas, le protagoniste se balade avec une épée qui n'a vraiment rien à faire à la ceinture d'un voleur quand on y réfléchit un peu).


C'est d'autant plus dommage que la construction de ce livre souffre d'autant de problèmes, et ce dès le premier paragraphe. Je parlais plus haut des trois quartiers qui s'offrent à vous, et certes, tout ceci est bel et bien bon, mais l'un de ces trois quartiers n'est accessible que depuis le §1 ! Sachant qu'il est nécessaire de récupérer un indice sur la localisation de l'Œil du Basilic dans chacun des quartiers, il est possible de perdre dès le premier choix si l'on ne fait pas le bon, et sans véritable raison scénaristique. Plus ennuyeux encore, les indices eux-mêmes ne se justifient guère dans la logique interne du livre : deux d'entre eux disent peu ou prou la même chose, et le troisième vous indique seulement où trouver les deux autres, alors que vous le saviez déjà. C'est plutôt maladroit.


Cette maladresse est également perceptible à d'autres égards : par exemple, si l'on se trompe de porte en arrivant dans la rue où réside La Braise, on pourrait s'attendre à être puni… mais on est en fait récompensé ! Et celui qui aura retenu l'indice donné plus tôt pour entrer directement chez La Braise passera ainsi à côté d'un objet intéressant. Drôle de manière de récompenser le lecteur attentif. Ce n'est pas la seule fois que Graeme Davis accorde des bonus là où l'on s'attendrait plutôt à un malus, et ça laisse une drôle d'impression d'impunité qui nuit un peu à l'ambiance générale.


Du côté des règles aussi, on trouve des choses mal fichues. Ainsi, il est possible de trouver au cours de l'aventure des objets qui suppléent un Talent inavouable, par exemple un grappin qui correspond au Talent d'escalade. C'est une idée intéressante, si ce n'est qu'elle biaise totalement le choix au début de l'aventure lors des relectures : quel intérêt de prendre un Talent quand on sait qu'un objet équivalent se cache quelque part ? Plus encore, Davis demande régulièrement si l'on possède un Talent à des endroits qui ne sont accessibles que si on le possède : ça donne l'impression qu'il ne maîtrisait pas la structure de son bouquin et c'est un peu bête.


Ce qui l'est encore plus, c'est que l'Œil du Basilic… ne se trouve même pas en ville ! En effet, La Braise est allé le cacher au fin fond d'un ancien tombeau dans lequel il a fait installer des chausse-trappes pour décourager les maraudeurs. Quelle drôle d'idée d'abandonner en cours de route un cadre aussi intéressant que le Port du Sable Noir ! Surtout si c'est finir dans un donjon franchement banal, dont les pièges plus ou moins originaux ne compensent absolument pas la linéarité presque parfaite : tout juste un ou deux embranchements, le reste ne dépasse pas le stade du avance tout droit–déjoue un piège–(reçois ta récompense)–avance tout droit ad nauseam. Quel gâchis ! Et au bout de tout ça, il y a l'une des fins les plus bêtes de toute la série (et ce n'est pas peu dire) :


En réalité, l'Œil du Basilic était un vulgaire morceau de verre, et tout ce tintouin était organisé par la Guilde des Voleurs ! Ce retournement de situation est absurde sur tellement de plans que je ne sais pas par où commencer. Il implique que La Braise est de mèche avec la Guilde, mais pourquoi un marchand, fût-il du Port du Sable Noir, irait-il s'aboucher avec des brigands ? Est-ce que ça l'amuse de voir des ados essayer de dévaliser sa maison et piller son bureau régulièrement ? Et si la Guilde impose cette ordalie à tous ses membres potentiels, est-ce que ça veut dire que tous les pièges du donjon sont réamorcés à chaque fois que quelqu'un les franchit ? Je ne sais pas ce que coûte un Guerrier de Cristal, mais ça ne doit pas être donné.


Quand un livre vous fait regretter Ian Livingstone et Andrew Chapman, c'est que quelque chose ne va vraiment pas du tout. C'est donc avec un goût amer en bouche qu'on referme Les Rôdeurs de la Nuit : celui des promesses brisées. Reste le souvenir des bons moments, qui le sont suffisamment pour que retenter l'aventure ne relève pas de la corvée pure et simple – du moment qu'on s'arrête avant d'entrer dans le donjon final…

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le 30 août 2016

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Tídwald

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