"Que ma vie a changé et comme pourtant, elle a peu changé !" Ainsi commencent les cogitations interminables d'un chien, questionneur incorrigible. Une question mène à d'autres questions et leur réseau complexe devient le labyrinthe verbal d'un rabbin malicieux. Le chien découvre en lui "une petite fêlure : quelque chose clochait depuis toujours, une sorte de malaise m'y accompagnait toujours." Sa solitude l'oblige à polémiquer avec lui-même : "Etais-je vraiment si solitaire dans mes recherches, maintenant et depuis toujours ? Oui et non." Toute affirmation est contestée, disséquée, toute question sécrète son lot de réponses déconcertantes.


Les premières recherches de notre chien portent sur la nourriture : "Où la terre prend-elle cette nourriture ?" Mais les autres chiens, n'ayant aucune envie d'entendre ses questions, n'y répondaient jamais. Pourtant la science de la nourriture "pénètre plus profondément dans le peuple." Comparée à elle, la science musicale est d'accès plus difficile, mais "est tenue en plus haute estime."


Dans sa jeunesse, notre chien philosophe a rencontré des chiens musiciens, experts en vacarme et en danses obscènes. Mais cet épisode scandaleux lui reste énigmatique. "J'allais partout, racontais et questionnais, chicanais et enquêtais." Bref, il se montrait insupportable. Sa façon de chercher un Chien parmi le peuple canin rappelle Diogène et sa lanterne. Et comme spécialiste des questions dérangeantes, notre Socrate est moqué, "traité en sotte petite bête, bousculé de l'un à l'autre"...


Autre quête toute aussi vaine au sujet des "chiens volants" : "Mais pourquoi, ô Société Canine, pourquoi au nom du Ciel ces chiens flottent-ils ?" Le lecteur s'étonne : où sont passés les maîtres humains des chiens ? Ils semblent invisibles. Les chiens volants seraient-ils des bichons portés par des femmes qui ne les posent jamais à terre ? Aux yeux des chiens, hommes et femmes semblent inexistants…


Le chien expérimente toutes les contradictions du jeûne. Il goûte successivement un grand bien-être jusqu'à l'euphorie. Des fantasmes de gloire et d'honneur, une mégalomanie l'envahissent… jusqu'à des pleurs d'apitoiement. Ensuite la faim le tenaille, il souffre horriblement et s'affaiblit pour le reste de ses jours. Mais ô paradoxe, il fait l'apologie du jeûne ! Au cours d'un colloque, des sages débattent sur l'autorisation ou l'interdiction du jeûne : "Je maudis toute cette science des commentaires." Car ô ironie, la dispute rabbinique entre sages aboutit à multiplier les interdits ! ("Donc une triple interdiction au lieu de l'unique habituelle.")


Les interrogations abstraites du chien sont laborieuses, l'ennui s'invite dans certains passages plus faibles (Kafka a abandonné le texte en 1922). Pauvre chien renifleur sur les pistes contradictoires de la vérité ! Devenu vieux, il avoue que ses recherches n'ont abouti à rien, sinon à son isolement et au désespoir. Dans ce monde de mensonge, "il n'est personne dont on ne puisse apprendre la vérité, pas plus que de moi-même, un citoyen né du mensonge !" Alors le chien crache le sang comme Kafka, qui mourra de laryngite tuberculeuse en 1924. Son porte-parole n'atteindra jamais à la vérité, "on décèle ainsi l'obscure confusion du mensonge." Les phénomènes absurdes ne s'expliquent pas tout à fait : "c'est là le hic diabolique."

lionelbonhouvrier
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le 16 mars 2020

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