Je ne reviendrais pas sur le résumé de l'histoire, comme très bien résumé dans la quatrième de couverture : "L’Amérique des années 30, en pleine dépression, à travers l'histoire de la famille Joad chassée de ses terres par la “Banque” et l’industrialisation des cultures." 

Ce n'est pas dans une intrigue pleine de rebondissement qu'on trouvera son bonheur dans ce livre. 

On suit l'histoire de cette brave famille Joad : Tom et sa casquette, l'amour, la pureté de sa maman, les répliques de son grand père, l'insouciance de ses jeunes frères et soeurs, les réflexions de l'ex pasteur Casy... Mais John Steinbeck réussit, en intercalant des petits chapitres plus généraux, presque pure fresque historique, à bien nous faire comprendre qu'il parle d'une généralité, d'une époque. Ce n’est pas l'histoire des Joad qu'il nous raconte, mais bien l'histoire de cette époque et de toutes les personnes qui en ont été impactées. 


Et cette époque, elle n’est pas belle ! Ah non elle n'est pas belle ! C'est de la pauvreté, de la misère, de l'abus de pouvoir, de la deshumanité... 

Mais qu'est-ce qu'elle fait du bien à lire ! Car malgré cette pauvreté, ces impasses, ça ne se trouve pas d'excuse, ça ne subit pas, ça se relève les manches, ça agit ! 

Et les valeurs qu’on y retrouve, elles sont belles ! Ça fait du bien ! C'est de la determination, c'est de la débrouillardise, c'est de l'entraide ! 

L'entraide. L'entraide jusqu'au bout, jusqu'aux dernières lignes où dépouillée de tous ses biens, sa famille, son argent, et même de son enfant mort né, à bout de force, Rose tendra tout de même son sein pour essayer de sauver de la famine un père dénutri entrain d'expirer dans les bras de sa fille. L'entraide comme fil conducteur de ce livre pour bien l'ancrée comme unique solution de cette situation intenable : l'union, l'organisation dans la grève inéluctable à venir. Comme bouclier mais aussi comme arme contre la misère de cette époque. 


Des gens du peuple qui savent parler, qui savent réfléchir, qui savent agir ! Ça donnerait presque envie d’y être, malgré la situation misérable de ces Hommes, pour se réchauffer de ces belles valeurs.Car bien évidement on réalise un parallèle avec notre génération faite d'excuses, de manque de determination, de mauvaise foi, la disparition des valeurs qui apparaissent pourtant fondamentales, l'absence d'entraide... 


Ça fait du bien d'entendre dire haut et fort :

« (…) C’est pas si facile de trouver de l’ouvrage... surtout pour un borgne. Tom se tourna vers lui : — Maintenant, écoute, mon vieux. Tu gardes c’t’œil comme ça tout grand ouvert. T’es sale que t’empeste. T’as que ce que tu cherches. Ça te plaît d’être comme ça. C’est à toi qu’il faut t’en prendre. Naturellement tu n’trouveras pas de femme avec ton œil au vent. Mets quelque chose dessus et lave-toi la figure. Tu ne taperas jamais sur la gueule à personne avec ta clé à tube. — C’est comme je vous le dis, un borgne n’a pas la vie commode, dit l’homme. Il n’peut pas voir les choses comme les autres. Il n’peut pas voir à quelle distance se trouvent les choses. Tout ce qu’il voit, ça a l’air plat. Tom dit : — Tu dis des conneries. J’ai connu une putain unijambisse. Tu crois peut-être qu’elle faisait des passes à la sauvette pour vingt-cinq cents ? Rien du tout, oui ! Elle se faisait payer un demi-dollar extra. Elle dit : « Combien de fois que t’as couché avec des unijambisses ? Jamais ! Ça va », qu’elle dit. « Alors j’t’apporte quèq’chose qui sort de l’ordinaire et ça t’coûtera un demi-dollar de plus. » Et, nom de Dieu, on les lui donnait, et les gars s’estimaient de sacrés veinards. Elle dit qu’elle porte bonheur. Et j’ai connu un bossu... quèq’part où que j’étais. Il gagnait sa vie en laissant les gens lui frotter sa bosse pour se porter bonheur. Et à toi, bon Dieu, il ne te manque qu’un œil. L’homme bredouilla : — Quand on voit les gens s’écarter de vous, ça vous court sur la peau. — Mets un bandeau, cré nom. Tu l’exhibes à tout le monde comme une vache son trou du cul. Et t’es content de te plaindre. Tu n’as rien de mal. Achète-toi un pantalon blanc. Tu te saoules la gueule et après tu chiales tout seul dans ton lit, j’parie. »

« Content de se plaindre », voilà ce qu’on est content de ne pas retrouver dans les péripéties de cette famille Joad. Et pourtant ils sont dans une réelle impasse, dans un système qui les étouffe.  

— Ben et moi, qu’est-ce que j’m’en vais foutre ? demanda Pa. Nous n’avons plus d’argent. Un de mes garçons a bien trouvé de l’embauche, pour quèq’jours, mais c’est pas ça qui va donner à manger à toute la famille. Je vais aller là-bas prendre leurs vingt-cinq cents. J’peux pas faire autrement. (…)— C’est ça, fit-il, d’un ton amer. Allez-y. Et moi j’suis un homme à vingt-cinq cents. Vous allez me prendre ma place pour vingt cents. Après ça j’aurai le ventre creux et je la reprendrai pour quinze. Allez-y. Faites-le. — Mais qu’est-ce que vous voulez que je foute, bon Dieu ? dit Pa. Je ne peux tout de même pas crever de faim pour vous permettre de toucher vingt-cinq cents. (…)— J’sais pas, dit-il. J’sais vraiment pas. C’est déjà assez dur de travailler douze heures par jour pour ne pas manger à sa faim, mais par-dessus le marché faut encore tirer des plans sans arrêt. Mon gosse n’a pas assez à manger. Je ne peux pas réfléchir tout le temps, nom de Dieu ! Ça finit par vous rendre fou.

Ils cherchent néanmoins, jusqu’au bout, à trouver de nouvelles solutions, à se battre, à refuser ce qu’on leur impose. Tom Joad en chef de fil, ils se bougent, bougent, et restent optimiste, positifs, dynamiques. 

Les femmes observaient les hommes, guettaient leurs réactions, se demandant si cette fois ils allaient flancher. Et lorsque les hommes s’attroupaient, la peur s’effaçait de leurs visages pour faire place à la colère. Alors les femmes poussaient un soupir de soulagement, car elles savaient que tout irait bien. Les hommes n’avaient pas flanché ; tant que leur peur pouvait se muer en colère, ils ne flancheraient pas. 

Tant qu'il y a de l'action il y a de l'espoir !


Il en ressort enfin l’importance des crises, de la sécheresse, « dust bowls » responsable de l’expropriation initiale, aux inondations du dernier chapitre, goutte d’eau faisant déborder le vase (sans mauvais jeu de mot), laissant apparaitre le soulèvement de tout ce peuple, qui restera toujours plus puissant que n’importe quelle organisation, tant qu’il restera soudé et solidaire. 

— Du calme, fit-elle. Il faut avoir de la patience. Voyons, Tom... nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là seront morts depuis longtemps. Comprends donc, Tom. Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours. — Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps. — Je sais. » Man eut un petit rire. « C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront. » — Comment le sais-tu ? — J’sais pas comment. 

Un livre au discours intemporel.

traevisf
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le 18 sept. 2023

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