Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

L’être humain est irrationnel. Il peut admettre qu’une chose est fausse et pourtant la croire vraie. Il peut préférer un livre à un autre, quand bien même le second est meilleur. Les Furtifs est meilleur que La Horde du Contrevent, mais ce dernier reste mon bouquin favori. Bienvenue dans cette TIQUE.


Les Furtifs est le troisième roman d’Alain Damasio, sorti quinze ans après son deuxième roman, La Horde du Contrevent. Autant dire que, même pour moi qui n’ai pas vécu ces quinze ans d’attente, l’impatience grondait. Mais revenons au commencement, revenons à La Zone du Dehors.


La Zone du Dehors, premier roman de Damasio est ap-paru en 1999. On y retrouve déjà de nombreux thèmes, personnages, principes qui fondent l’univers de l’écrivain : politique, anarchie, contrôle, le vif (ou le concept de s’incarner vraiment, dans le mouvement du corps), les femmes altières, les intellos, les hommes directs, usage de signes de ponctuation pour indiquer les changements de points de vue, intérêt pour la langue, le débat, … Apparaissent aussi quelques idées géniales : les clameurs (dispositifs permettant d’enregistrer quelques secondes de son et pouvant être collées un peu n’importe où pour se déclencher à l’approche d’un passant), le Cube (dans une certaine mesure).


C’est sans doute le moins bon de ses trois romans, mais il vaut encore le coup, pour certaines scènes et pour voir la progression de Damasio.


Et puis, en 2004, arriva la vague de vent, le (kaze no) tsunami : *La Horde du Contrevent*. Si je ne l’ai lu que bien plus tard, il s’est fait une place particulière dans mon cœur et dans ma vie : pour la première fois, je pouvais dire « j’ai une chose préférée ». Il n’aura fallu que quinze ans (hasard amusant). Depuis, où que j’habite, je l’amène avec moi, comme une sorte de divinité protectrice (sorte de Lare), de guide toujours à portée de main. Je l’aime tellement que je l’ai acheté aux éditions de la Volte pour avoir la bande originale du livre, je l’aime tellement que je suis prête à le déposer dans une de ces bibliothèques de rue pour que quelqu’un en profite (je suis sûre que ça plairait à Damasio, d’ailleurs). 

Mais pourquoi ? À quoi tient mon amour indéfectible pour ce tas de mots ? Pourquoi me touche-t-il autant, malgré ses défauts ?
Je n’ai pas la réponse complète (il me faudrait sans doute refaire ma vie avec cette clef en main, fouiller mon inconscient pour y parvenir), mais j’ai de nombreuses pistes.


Des quatre éléments, je me rapproche le plus de l’air, du vent. Les bourrasques m’arrachent un sourire quasi extatique, le vent qui coule entre mes doigts m’est une caresse des plus agréables, mes vêtements et mes cheveux qui flottent par une journée venteuse me donnent une impression de légèreté, les feuilles qui bruissent, les blés traversés d’une onde, les oiseaux libres, cette force immatérielle, ce fleuve qui parcourt nos rues… J’adore. Alors forcément, un livre qui met en scène le vent, mais un vent encore plus puissant, qui montre un monde fondé sur le vent, qui articule tout autour du vent, ça ne peut que me plaire. Et ça m’a plus, ooooh oui.
Ajoutons à cela des personnages mémorables : Caracole l’insaisissable, Golgoth le plus humain et le plus tragique, et toute la troupe des autres ; des scènes épiques : ce moment dans la flaque de Lapsane, Norska, la joute verbale, les trois premiers chapitres (les meilleurs d’ailleurs) ; des idées géniales : la ponctuation pour marquer le vent (or le texte, ce qui est normal, est rempli de ponctuation, et donc incarne le vent !), les chrones, le vif, la fin (que je trouve parfaite) ; et le style, si… vivant (notamment dans sa pluralité) ?
Avec tout cela, nous avons matière à avoir un chef d’œuvre intemporel.


Pourtant, le roman a des défauts : certains personnages sont sous-exploités (il y en a une petite vingtaine, l’inverse aurait été étonnant), des moments sont trop rapides (l’annonce de la mort de certains personnages, le dernier segment qui se précipite un poil trop), et surtout, le livre semble plus composé de scènes que d’une histoire, la faute à un fil rouge un peu lâche. Comme l’a dit mon père : on a l’impression que Damasio sort à chaque fois une nouvelle idée de son chapeau mais ne met que peu de liant entre. Toute la scène de la joute n’est, au final, qu’un exercice de style, non ? Oui, un peu. Mais non. Elle développe l’univers, nous en apprend sur des personnages, lance quelque chose.


Si je devais résumer la qualité du livre, je dessinerais une chaîne de montagne : d’immenses sommets parsemés de vallées. C’est pour ça que, pendant longtemps (peut-être encore maintenant), mon deuxième roman préféré est resté Kafka sur le rivage, d’Haruki Murakami. Celui-ci est excellent tout du long. Pas de pics, pas de cols : l’Altiplano. Moins chaotique, moins de fulgurances qui te font frissonner le crâne. Moins touchant.


C’est précisément ce que j’ai à dire, in fine, des Furtifs. J’avoue que lorsque j’ai appris qu’il allait bientôt le sortir, je fus emporté par la tornade de la hype. Je voulais un roman pour les gouverner tous. Lorsque je l’ai reçu, j’ai attendu toute la journée avant de le commencer (j’avais du travail), mais j’ai néanmoins écouté la BO (très sympathique). Et le soir, à la lueur de ma lampe de chevet, j’ai lu un chapitre, juste un. Et j’ai su.


Il ne dépasserait pas La Horde dans mon cœur. Il allait être bon, oui, mais son thème me parlait moins. Et après l’avoir fini, j’en dis toujours la même chose. J’ajoute simplement que c’est son meilleur en termes de qualité globale : pas de moments expédiés, une intrigue qui se tient de bout en bout, une idée de génie (le swykemg) et d’autres très sympa (qu’on peut retrouver dans ses nouvelles, parfois), des personnages bien construits, … Rien à redire.
Et c’est ça qui me chagrine. J’ai l’impression d’avoir moins été transpercée par ce roman, quand bien même il amorce très sérieusement mon tournant anar, quand bien même il me redonne envie d’avoir un gamin pour sentir cette amour indéfectible des parents qu’il m’a fait apercevoir, quand bien même il fait partie des mes romans préférés… Il n’a juste pas la rugosité brute de La Horde, ses pages ne sont pas agitées par le vent. La Horde reste mon vif.


Bien entendu, je vais le relire. Je vais m’y replonger. Je vais à nouveau le dévorer. Je vais à nouveau attendre le retour de son auteur comme celui de J. C. Denton. Son style, ses idées vont me manquer, me manquent déjà.


Si *La Zone* était l’enfant, le roman de l’apprentissage, *La Horde* celui de l’adolescence, qui pousse, fonce, parfois dans la mauvaise direction, parfois éclate dans un feu d’artifice, *Les Furtifs* est celui de l’âge adulte. Il est sage dans sa volonté de nous rendre 1/g, tranquille. C’est un monsieur de quarante ans, assez rangé, mais qui parfois, après avoir bien bu, redevient le jeune homme fougueux de ses vingt ans, qui parle anarchie, voudrait intensément oser les rejoindre, mais qui, le lendemain, retourne au bureau.

Si le livre est plus plat dans sa forme, le fond reste engagé, et même assez loin. Mais il reste paradoxalement dans un chemin bien tracé. La preuve ? La fin ne semble pas exploser soudainement, ne fait pas penser « il manque cent, deux-cents pages » !


Le vif vit encore, il a juste un peu ralenti. Pour mieux virevolter ?

Tentagudule
8
Écrit par

Créée

le 1 mai 2019

Critique lue 1.8K fois

5 j'aime

Tentagudule

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5

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