À chaque fois que je termine un livre qui m'a profondément marqué, la même angoisse me saisit : je vais l'oublier. Et c'est vrai. Quelque soit l'intensité de ce que j'ai lu, je finis toujours, fatalement, par l'oublier. C'est-à-dire, les noms des personnages s'enfuient, puis l'histoire, et la moindre petite action, même marquante, et finalement jusqu'au style de l'auteur, et il ne finit par me rester que quelques petites images lointaines, déformées, voire complètement inventées.


Finalement, ce dont je me souviens le mieux, c'est comment je l'ai lu. Et je me souviens (une image lointaine, déformée) dans Du côté de chez Swann, de l'évocation de la lecture par la narrateur enfant. Il est sur son lit, dans sa chambre à la tapisserie vieillie (mais je l'invente sûrement), un rayon de soleil forme un rai de lumière qui traverse les pages du livre (ça, j'en suis presque certain), et en bas, les bruits de vaisselle de sa mère qui prépare le déjeuner (c'est un souvenir à moi, non?), et comment ses (mes?) pouces s'enfoncent dans les pages épaisses et spongieuses, où l'encre des lettres s'étale et fait des mouches (la moiteur des Hauts de Hurlevent, je me rappelle de cette sensation).


Donc, le roman dont je me souviens, c'est à moitié celui de Proust, et à moitié (ou peut-être bien en majorité) le miens. Et c'est la même chose avec tout ce qu'on lit et tout ce qu'on voit. Alors, je me pose une question : est-ce qu'on doit écrire de façon totalement indépendante de ce phénomène? Ou est-ce qu'il faut écrire en s'assurant que chaque chose est la racine d'un fantasme que le lecteur fera pousser dans une forêt de fantasmes, et que ce qu'il reste du roman, ce n'est que la terre? Ce n'est que sous la terre?


Ici, j'ai d'abord voulu écrire pour moi, sous le prétexte de l'écrire pour les autres, une paraphrase ou une espèce d'analyse commune et stupide de chaque moment de ce roman dont je veux me souvenir à jamais, et que je veux devenir une hantise pour moi. Mais j'aurais beau l'inscrire, le graver, en le relisant plus tard, je n'aurais qu'un sentiment très diffus de ce que j'ai voulu raconter, et je ne saurais pas combler les trous entre lesquels je me faufile pour m'accrocher désespérément au souvenir de ce livre.


Alors que là ! Là ! Je vous livre un souci qui ne me quittera jamais et que je n'arrive pas à avaler, que je n'arrive pas à me justifier, un souci que je n'arrive pas à changer en or (même si c'est ce que j'essaie de faire maintenant, parce que c'est plus fort que moi). Ça, cet oubli imperturbable, indestructible, lui, je ne l'oublie pas, lui, il existe de la racine à la cime, il est tentaculaire et assoiffé, et lui, on ne peut pas l'oublier.


Et tu me fais souffrir plus que jamais, maintenant que j'ai fini Les Frères Karamazov tu commences déjà lentement à me dévorer, et pour ce livre là, pour celui-là, non je ne te le pardonnerai jamais.

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le 13 déc. 2019

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