Je découvre, il y a peu de temps (car il n'est jamais trop tard pour apprendre), que Molière était un fieffé voleur et qu'il s'accaparait les pièces des autres pour construire les siennes. le genre de choses qu'on ne vous apprend pas (comme c'est bizarre) au collège, où Molière constitue un passage obligé en cours de français. C'est que depuis le XIXème siècle, on l'a quelque peu élevé au rang d'icône nationale et qu'il ne faut pas toucher aux icônes. Bon, d'un autre côté, on sait bien que Shakespeare lui-même empruntait régulièrement les arguments de ses pièces à d'autres auteurs. Et, surtout, le fait est que ce genre d'emprunts était plus que courant au sein des troupes qui sillonnaient la France du XVIIème siècle : toutes jouant le même répertoire, pour se distinguer les unes des autres, elles s'appuyaient (le mot est faible) sur des comédies espagnoles ou italiennes, pour les rebâtir et concocter farces et autres réjouissances en un acte, représentées en général après une tragédie. Bref, il fallait bien se débrouiller pour faire bouillir la marmite. Visiblement, Molière n'avait pas cessé ces pratiques une fois que sa troupe fut devenue Troupe du Roi. Vous me direz que, justement, il était alors encore plus pressant de plaire - on sait que Molière était très ambitieux -, et qu'user de vieilles recettes ayant maintes fois prouvé leur efficacité devait mener au succès. Quoique... Les Fourberies n'a pas tellement plu lors des premières représentations, et Molière n'a d'ailleurs pas coupé à l'accusation de plagiat, même en ces temps où les droits d'un auteur étaient carrément soumis à mal. Alors, que penser de ces Fourberies, dont l'argument est emprunté à Térence, la forme à la comédie italienne, et le fameux passage de la galère proprement piqué au Pédant joué de Cyrano de Bergerac ?


Le fait est que Les Fourberies de Scapin est une comédie tirée au cordeau. On a beaucoup dit que Molière construisait mal ses pièces, notamment à propos du Tartuffe. Ici, on serait mal avisé de le répéter. Bizarrement, elle est construite en trois actes, ce qui ne correspondait alors ni à la forme d'une "grande comédie" (cinq actes), ni à celle d'une "petite comédie" jouée après une tragédie (un acte seulement). Du coup, elle a la longueur parfaite pour des spectateurs qui n'ont plus les mêmes exigences, ni ne connaissent les mêmes conditions de représentation qu'au XVIIème siècle. En cinq actes, elle se serait délitée dans des péripéties répétées et devenant très lourdes. Plus courte, elle n'aurait pas donné l'occasion à son auteur de développer les scènes mémorables que l'on sait, ni même son personnage principal. Or, elle est si bien construite que tout le comique fonctionne toujours à plein. Je voudrais noter au passage que, malgré ma fréquentation de la pièce, je ne l'avais pas relue depuis très longtemps et que j'y ai redécouvert des petits bijoux : je pense surtout à deux tirades à la scène V de l'acte II, où Scapin redouble d'arguments en défaveur de la justice officielle pour détourner Argante de son projet de plaidoirie (et lui soustraire deux cents pistoles). Mais dès la première scène, j'étais déjà ferrée par les répliques de Silvestre. Car, de fait, si Térence et la comédie italienne ont été plus que sollicitées par Molière, il lui a bien fallu écrire des dialogues (quand il ne les a pas piqués chez Cyrano, s'entend), les rendre vivants, les mettre en scène, et donner de la chair aux personnages.


Certes, on pourrait peut-être arguer du fait que certains personnages, justement, paraissent un peu falots. Car oui, Scapin est génial en personnage alliant malice, vivacité, forfanterie et naïveté (la façon dont il balance Léandre sans s'en rendre compte !), Silvestre fonctionne très bien en contrepoint, mêlant ruse, prudence et nonchalance, et, évidemment, Argante et Géronte forment un duo de pères exceptionnel, bornés, sûrs de leur droit, drôles et, ma foi, plutôt sympathiques... Mais que dire d'Octave, de Léandre, de Hyacinte, voire de Zerbinette ? C'est là qu'à mon sens le jeu fait tout, et il ne tient qu'aux acteurs et au metteur en scène de forcer le trait pour donner du relief aux caractères tout de même très niais des deux jeunes hommes, notamment. Ainsi, la scène II de l'acte II, qui voit les retrouvailles de Géronte et Léandre, sera d'autant plus piquante qu'elle jouera sur les contrastes entre un père furieux et un fils qui joue (assez mal) les innocents.


On pourrait gloser encore longtemps sur les mérites d'une comédie impeccablement écrite, qui reste toujours aussi savoureuse après de nombreuses lectures (à haute voix !) et représentations. C'est un petit délice dont on ne se lasse pas. Mais que cela ne nous empêche pas d'apprendre aux collégiens que Molière était, lui aussi, un sacré filou !

Cthulie-la-Mignonne
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le 2 août 2017

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