Le travail de titan que Christopher Tolkien a mené en farfouillant à la sueur de son front dans les milliers de pages de notes et de brouillons de son père, après le décès de celui-ci, afin que des oeuvres potentiellement incroyables ne sombrent pas dans l'oubli en jaunissant dans la poussière d'un tiroir, est à saluer.
Ces recherches acharnées, menées parfois avec l'aide de Guy Gavriel Kay, un auteur de Fantasy à présent réputé, ont permis la mise à jour de nombreux textes : on peut citer le Silmarillion (1977), les Contes et Légendes inachevés (1980), ainsi que les Enfants de Hùrin (2007), qui consiste en un approfondissement de l'un des épisodes les plus connus du Silmarillion, se déroulant au temps du Premier Âge de la Terre du Milieu, durant les guerres que les hommes et les elfes menèrent contre Morgoth, le plus puissant des Valar, maître de Sauron et détenteur des trois Silmarils.


Ici, pas d'aventure au ton guilleret et léger comme dans le Hobbit, ni même d'épopée certes sérieuse mais qui se finit bien, comme dans le Seigneur des Anneaux. Ici, Tolkien verse dans la pure Dark Fantasy la plus noire et dépressive, rédigée dans le style et l'esprit des mythes scandinaves auxquels il a consacré sa carrière de philologue.


Ici, il nous emmène aux contrées du Beleriand, à l'extrême ouest, qui furent englouties alors que Sylvebarbe était encore jeune. Pour nous conter une tragédie : celle de Hùrin, puissant guerrier fait prisonnier par Morgoth, et qui refusa la soumission, en punition de quoi sa famille fut maudite, et lui-même, enchaîné sur un trône, fut condamné à l'immortalité tant que ses enfants vivraient, et à voir leur destinée funeste par les yeux de son pire ennemi.
Mais aussi celle de Morwen, sa femme, qui sombrera dans la misère lorsque les hommes au service de Morgoth occupent son pays. Celle de sa fille, Niënor, qui deviendra amnésique par la force d'un sortilège de Glaurung, le premier dragon (qui n'est d'ailleurs pas doté d'ailes, car s'inscrivant dans la lignée des premiers dragons de la mythologie scandinave, qui en étaient égelement dépourvus).


Et surtout, surtout, celle de son fils Tùrin, condamné par la malédiction de Morgoth à une vie d'errance, héros tragique par excellence : grave et redoutable au combat, orgueilleux, compatissant et animé d'un grand sens de l'honneur.
Malgré ses succès dans les combats qu'il mène face aux orques, Tùrin est condamné à voir tous ses compagnons, elfes ou humains, périr au fil du récit, et quoi qu'il dise, ses propos sont souvent mal interprétés. Car Morgoth, en le maudissant, n'utilise pas un sortilège ou un pouvoir spécifique : il modèle littéralement son destin, par la seule force de sa volonté.
Comme si ça ne suffisait pas, la beauté sombre du livre est superbement mise en image par les croquis et aquarelles d'Alan Lee, dont le style éthéré et la petitesse des personnages par rapport aux immenses paysages de la Terre du Milieu convertissent le caractère légendaire de l'histoire.


Une telle surmortalité des personnages rappelle à quel point Tolkien fut marqué par la Première guerre mondiale, dans laquelle il perdit la plupart de ses amis les plus proches, et qui nourrit une partie de son imaginaire : le Marais des Morts, par exemple, se fait l'écho des champs de bataille de la Somme, ou le fait que Frodon continue à être marqué par l'Anneau après sa destruction évoque le syndrome de stress post-traumatique, dont de nombreux soldats furent victimes, même après leur retour au pays.


Le drame ne fait qu'aller croissant, et atteint un point de non-retour après la destruction de Nargothrond par Glaurung, lorsque Tùrin se marie avec Niënor amnésique, sans savoir qu'elle est sa soeur. Cette ironie dramatique aux relents d'inceste évoque bien entendu l'histoire d'Oedipe, mais aussi celle de Kullervo dans le Kalevala, recueil de légendes orales finlandaises en général païennes rédigé au XIXème siècle, dans lequel Tolkien puisa nombre d'éléments pour les incorporer à son oeuvre : Gandalf semble par exemple être très inspiré par Vaïnamoïnen, et l'Anneau Unique par le Sampo.


L'ultime combat de Tùrin contre Glaurung (affrontement à l'issue sanglante entre un homme et un dragon qui n'est pas sans rappeler celui de Beowulf) ne peut donc déboucher que sur la mort des deux combattants.
On s'attend à ce qu'il y ait au final un peu de douceur dans l'amer lorsque Hùrin, devenu vieillard et finalement libéré par Morgoth, retrouve Morwen. C'est mal connaître Tolkien :


"Mais Hùrin ne répondit pas, et il resta assis près de la pierre, Morwen dans ses bras ; et ils ne dirent plus mot. Le soleil se coucha, et Morwen soupira, elle serra sa main, et cessa de bouger ; et Hùrin sut qu'elle venait de mourir."


Je vous conseille de lire d'abord le Silmarillion, histoire d'avoir un peu de contexte, mais il faut vraiment que vous lisiez ce livre qui mérite beaucoup plus de notoriété, Tolkien produit ici certaines de ses pages les plus bouleversantes.

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le 15 déc. 2019

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