Les Éclats
7.7
Les Éclats

livre de Bret Easton Ellis (2023)

1980. Le narrateur Bret a dix-sept ans et entre en terminale au très sélect lycée privé de Buckley, à Los Angeles. Tout en écrivant son premier roman Moins que zéro qui paraîtra quelques années plus tard, il s’adonne à la frénésie d’alcool, de drogue et de sexe avec laquelle la jeunesse dorée californienne meuble le vide laissé par des parents bien trop accaparés par les paillettes et les dollars de l’industrie cinématographique. Mais l’arrivée d’un nouvel élève, le séduisant et charismatique Robert Mallory dont Bret se convainc bientôt qu’il pourrait bien avoir partie liée avec le tueur en série de jeunes filles qui sévit dans la ville, transforme ce qui semblait une autofiction en un thriller noir et paranoïaque.


Aujourd’hui presque sexagénaire, l’auteur du très controversé livre-culte American Psycho revient après treize ans de silence avec un coup de maître : le voilà qui, à quatre décennies d’intervalle, revisite son premier roman et, obsédé par son introspection jusqu’à réinventer sans cesse son histoire sous une nouvelle forme, enrichie et exagérée par son imagination débridée d’écrivain, se joue de son lecteur, mais également de lui-même, en une vraie-fausse autobiographie délibérément confondante, un collage libre des fragments d’un passé dont il ne reste aujourd’hui que des éclats de mémoire distordue.


L’on pourra aimer ou détester l’écriture sans concession, directe et crue, qui ne s’embarrasse d’aucune pudeur pour décrire précisément les scènes de sexe et de meurtre. L’on restera immanquablement fasciné par cette fresque générationnelle qui restitue sans fard la Californie clinquante des années quatre-vingts, cachant, sous son faste ensoleillé et ses strass hollywoodiens, le vertige d’un vide existentiel, affectif et moral que l’individualisme et le matérialisme les plus effrénés ne réussissent qu’à fort mal exorciser dans une surenchère de plaisirs luxueux et une orgie de tranquillisants, d’alcool et de stupéfiants. L’écrivain s’en donne à coeur joie dans les réminiscences, exhumant marques et objets emblématiques de l’époque, sonorisant son texte de références musicales, usant du name-dropping autant que d’une topologie précise des lieux pour mieux revivre une jeunesse et une époque disparues.


De tout cela sourd une incommensurable nostalgie, celle d’un homme de presque soixante ans qui se souvient, comme d’un paradis perdu, de ses apprentissages de jeune adulte en un temps de liberté, sans téléphones portables ni réseaux sociaux, sans fusillades de masse ni politisation à outrance des moindres enjeux. Ne manque pas même au tableau, sans que cela semble choquer le jeune Bret, ce producteur de cinéma à la Weinstein, secrètement homosexuel et usant sans vergogne de ses promesses de scénarios pour parvenir à ses fins. Bret est gay lui aussi et doit cacher ses tensions sexuelles adolescentes derrière un personnage de façade et la couverture d’une petite amie. En même temps que cet empêchement à être lui-même finit par susciter une certaine compassion chez le lecteur, il participe au climat d’étrangeté paranoïaque qu’en admirateur de Stephen King le narrateur entretient en un suspense longtemps latent, avant qu’il n’explose en l’on ne sait s’il s’agit vraiment d’une réalité dans l’intrigue ou des fantasmes d’un Bret emporté jusqu'à la psychose par son imagination d’écrivain.


Travaillant ses obsessions avec une inlassable minutie, Bret Easton Ellis réussit un nouveau roman aussi malsain et sulfureux que brillant et virtuose : un pavé-fleuve dans la mare woke et un défi à la tyrannie de la censure et de la « cancel culture », comme on aimerait en voir davantage.


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
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le 27 août 2023

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