Monstre sacré de la science-fiction comme de la fantasy, multi récompensée, Ursula Le Guin semble faire l'unanimité depuis ses débuts dans les années 1960 et connaît même aujourd'hui un regain de popularité sur le net. De quoi donner envie de redécouvrir son oeuvre, et notamment ce roman célébré : les dépossédés.

L’histoire des dépossédés nous présente deux mondes en orbite l'un de l'autre, Urras et Anarres. La fertile planète Urras possède deux grands états rivaux, le capitaliste A-Io et le communiste Thu. Sa lune moins habitable Anarres a été colonisée il y a deux siècles par des libertaires suivant leur maître à penser Odo. Les dépossédés raconte la vie d'un de ces odoniens, Shevek, physicien de génie dont le parcours nous permet de découvrir en détails la société anarchiste d'Anarres et l'état capitaliste d'A-io.

Les dépossédés fait partie de cette science-fiction anthropologique qui a pour principal sujet la description et la comparaison de sociétés imaginaires. Si Shevek est un personnage principal bien construit et attachant, chaque événement de sa vie est l'occasion de nous faire découvrir davantage Urras et Anarres.

Malheureusement pour le lecteur cette volonté pédagogique omniprésente tourne au didactisme et cela jusqu'aux dialogues. Qui peut croire à ces conversations intellectuelles à tout âge, en toute situation – propos d’adolescents, jeux adultes de séduction ? Le fréquent recourt au style indirect libre atténue à peine cette impression d'artifice constant. De plus si nous découvrons assez en détail la société odonienne d'Anarres, la présentation de l'état d'A-io est superficielle (quel est son fonctionnement politique et économique concret ?) et ne parlons de l'état de Thu, décrit en deux lignes.

Cet aspect descriptif est compensé par une écriture à tonalité poétique. On cite souvent Ursula Le Guin parmi les grands stylistes des littératures de l'imaginaire, et effectivement son style est loin de la simplicité habituelle des romans d'aventures. Cependant j'ai trouvé cet aspect poétique trop souvent appuyé, à base de métaphores faciles. Le découpage du roman en chapitres alternant passé sur Anarres et présent sur Urras est aussi mal maîtrisé, car on oublie souvent où en était l'action et qui est tel personnage. Autre défaut narratif, la vie de Shevek manque de péripéties pour être véritablement passionnante.

Mais le principal défaut du roman réside dans son manichéisme. Bien que son sous-titre soit "Une utopie ambigüe", il n'existe aucune ambiguïté sur les idées d'Ursula Le Guin. Le roman se résume en deux mots : l’opposition entre la société riche mais inégalitaire et corrompue d’A-io et la société égalitaire et pauvre d’Anarres, laquelle ne connaît ni violence ni religions ni tabous sexuels… Bien sûr Ursula Le Guin parsème son livre de critiques de la société odonienne, mais celles-ci font pâles figures face aux défauts de sa rivale capitaliste. Bref ce plaidoyer politique est avant tout représentatif d'une époque, 1974, date de la sortie du roman : celle de la guerre froide entre capitalisme et communisme, de l’Amérique de Nixon, du Viêt-Nam, de la contre-culture et de l'amour libre.

Loin d'une oeuvre majeure, les dépossédés s’avère un classique roman de jeunesse idéaliste. La science-fiction anthropologique se révèlera plus heureuse avec des livres comme Le paidhi de C. J. Cherryh, Le moineau de Mary Doria Russell, La paille dans l’œil de dieu de Jerry Pournelle et Larry Niven ou Des milliards de tapis de cheveux d’Andreas Eschbach. Et pourquoi ne pas lire de véritables livres ethnologiques telle cette étude de sociétés autonomes asiatiques dans Zomia ou l'art de ne pas être gouverné de James C. Scott ou ce témoignage de la modernisation d'une tribu indienne traditionnelle dans Soleil Hopi ?

In_the_
5
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le 19 déc. 2023

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