Ce soir, tout juste sorti du train, papa (parce qu'en vrai il ne s'appelle pas papounet, juste papa) a mis le nez dans la bibliothèque, quatre petits-enfants sur les genoux et à ses pieds sur le canapé. Moi, j'étais couchée. Après avoir trouvé la force de le saluer sans l'embrasser, exténuée par une sale crève depuis une semaine, presque achevée par une journée à tenter de comprendre le système de pensée de Kant et avoir seulement saisi que le dieu des philosophes ressemble de moins en moins à celui des chrétiens, quasi-aphone, j'ai présenté mes excuses à papa qui m'a dit de dormir pendant qu'il prendrait le relais. C'est la première fois depuis que je le connais qu'il ne se plaint pas d'être vieux et fatigué. Ça fait un moment que je le connais, depuis toujours, enfin depuis trente ans le début de ma vie, et toujours il me répète : « tu sais, je suis vieux et fatigué ». Et c'est vrai que depuis une dizaine d'années il a l'air vieux et fatigué. Et malade surtout, il n'a plus qu'un seul rein qui ne fonctionne pas très bien, il a maigri alors il est seulement petit maintenant et ne ressemble plus au papa Noël. Ses yeux bleus sont tout délavés et il porte un dentier. Il commence à perdre la tête aussi. Avant il ne perdait que ses clés ou ses lunettes. À chaque fois qu'il vient à la maison, il tombe gravement malade, m'obligeant à le veiller ou à l'amener aux urgences et à supplier Dieu de ne pas le reprendre. « Pas mon papa, je ne suis pas prête à vivre sans papa ».
Obéissante, je suis allée me coucher dans mon lit, la porte ouverte pendant qu'il lisait l'histoire à ses petits-enfants. La grande gigue la tête posée sur son épaule, blondinette sur ses genoux, petit chat à ses pieds et mignonne marchant à quatre pattes sur le canapé. Mignonne est surnommée mignonne car c'est le premier mot du premier vers du premier poème que papa m'a appris quand j'avais cinq ans : « Mignonne allons voir si la rose... ». Il me le récitait tous les samedis après-midi dans la voiture quand il venait me chercher chez maman. Mes parents ne sont pas divorcés, ni séparés. Ils n'ont jamais été ensemble. Et ils se détestent cordialement. Ils m'ont conçue dans les années 80, il n'y avait pas le SIDA vous voyez, pas de capotes généralisées, mais des boites de nuit s'appelant le Macumba. Papa arrivait toujours en retard pour me chercher, et moi je l'attendais des heures. Il était toujours en retard car il avait une entreprise à faire tourner, des chantiers à suivre, des devis à faire, l'URSSAF à payer et son vieux père à s'occuper. Et dans la voiture, pendant l'heure de voyage qui séparait le domicile de maman du domicile de papa, entre deux départements du Pays de Savoie, au milieu des montagnes et des lacs, Papa me récitait des poèmes de Ronsard en fumant des clopes et il me parlait de Mai 68, date à laquelle il a apostasié, de l'autre sac à merde de pédophile de Cohn-Bendit qui est son idole « Dany le Rouge » qu'il dit encore avec les yeux qui brillent, avant de me dire que les révolutions c'est de la merde car les pauvres se font toujours baiser à la fin (dans le texte) et qu'il vaut mieux aimer la poésie et le rock, Bob Dylan, Chuck Berry surtout et tout un tas de mecs complètement drogués et amoraux qui soit tapaient leurs femmes, soit étaient adultères, soit étaient des violeurs voire des assassins, ou tout ça en même temps avant de se suicider. Et puis on chantait du Graeme Allwright, que des chansons où il était question de se bourrer la gueule entre potes et de la vie moderne en boite de conserve. Sur la route, il m’emmenait au restaurant car papa ne sait pas cuisiner, c'est un vieux garçon et il attendait patiemment que son enfant unique soit assez âgée pour lui préparer à manger. Et puis enfin, on arrivait chez lui, dans le fief français des Perolini, un ancien couvent des Bernardines, réformé par Saint François de Sales lui-même que mes vieux ont acheté quand ils ont choisi la France plutôt que l’Italie à la chute du Royaume de Piémont-Sardaigne. Là, morte de fatigue, tous les samedis soirs papa me couchait dans mon petit lit et sortait un merveilleux livre de contes traditionnels. Il me laissait choisir celui que je voulais puis il me le lisait pendant que je m'endormais bien vite. Mes yeux étaient tellement lourds que je ne voyais jamais plus loin que la deuxième illustration. J'écoutais seulement sa voix, comme une berceuse, et je dormais du sommeil du juste.
Alors ce soir, dans mon lit, fatiguée, c'était comme si j'avais de nouveau cinq ans. Papa me berçait de sa douce voix pendant que je sombrais dans le coma sans regarder les images du livre. Il a choisi pour les enfants un livre de Huxley. C'est lui qui le leur a acheté, comme il a acheté aussi les trois quarts de ma bibliothèque qui vaut plusieurs milliers d'euros. Des corbeaux de Pearblossom je n'ai rien suivi, seulement la première page où il y avait une saloperie de serpent et la dernière où le serpent était mort, ce que j'ai compris quand mignonne a grimpé sur mon lit pour étaler ses mains dégoûtantes sur mon visage enfiévré. Et j'en ai déduit qu'Aldous, comme moi, n'a pas suivi le chemin du reste de sa famille de cinglés, il a préféré tuer le serpent que de l'adorer.

ElodiePerolini
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 25 mai 2019

Critique lue 410 fois

8 j'aime

4 commentaires

Elodie P

Écrit par

Critique lue 410 fois

8
4

Du même critique

Prier 15 jours avec Georges Bernanos
ElodiePerolini
9

Merci parrain

Il y a des moments dans la vie où l'on doute, de tout. De soi, des autres, de la vie même et de Dieu surtout. Où l'on n'ose rien dire parce qu'il n'y a personne pour nous écouter. Ou peut-être que...

le 18 mai 2019

10 j'aime

6

Les Chants de Maldoror
ElodiePerolini
1

Le pourquoi de la censure

Livre acheté avec enthousiasme. Fous rires sur les trois premières pages. Lorsqu'il est devenu évident que Ducasse allait étaler sa merde sur plusieurs centaines de pages, j'ai refermé le livre et...

le 4 août 2018

9 j'aime

1

Judith
ElodiePerolini
10

Au sommet de la Création : la femme

Et pour Sa gloire et le Salut de l'Homme, la femme. Inutile de faire ici un résumé de la critique littéraire accompagnant Judith dans toutes les éditions de la Bible. C'est une fiction littéraire...

le 5 déc. 2017

9 j'aime

15