Le "sanglôt de la terre" : Pascal en poésie

Citez l'oeuvre d'un jeune, très jeune poète de la fin du 19eme siècle, mort prématurément, annonçant en partie les jeux verbaux de certains surréalistes, n'hésitant pas à malmener la langue française en inventant avec beaucoup d'humour mais aussi de profondeur une série de mots valises (« l'éternullité » par exemple) : on évoquera sans doute Rimbaud.
Jules Laforgue est pourtant l'auteur d'une œuvre poétique importante, et porteur d'une voix à nulle autre pareille. Cette voix, nostalgique et railleuse, légère, amusée mais également à ses moments douce et vibrante de tristesse, on la retrouve dans les Complaintes, où peuvent se côtoyer la délirante « Complainte du libre arbitre » et ces beaux vers encore romantiques : « Un couchant des Cosmogonies ! / Ah ! Que la Vie est quotidienne... / Et, du plus vrai qu'on se souvienne, / Comme on fut piètre et sans génie...».

Je ne relis cependant pas souvent les Complaintes : je leur préfère les premiers poèmes ("Le sanglôt de la terre"), que l'édition propose à la suite, et que Laforgue n'avait jamais osé publier de son vivant. On peut comprendre pourquoi : répétitif, parfois un peu bâclé (certaines pièces sont inachevées), remuant des inspirations romantiques qu'on pourrait considérer surannées, le recueil ne brille pas tout à fait par l'originalité du propos. Pourtant, on se demande à la lecture si depuis Pascal quelqu'un en France a écrit avec une telle force et un tel style sur le temps, l'espace, l'univers, Dieu, le destin de l'humanité, la solitude cosmique, l'éternité silencieuse du monde, si bien que rapidement pourrait nous venir en tête l'idée suivante : si le libertin que Pascal mettait en scène en lui plaçant dans la bouche des tirades dignes de Shakespeare (ce pourquoi on a qualifié Pascal « d'Hamlet janséniste ») s'était mis de son plein gré à écrire des sonnets ou des quatrains seul le soir, il y a fort à parier que ceux-ci se rapprocheraient des superbes inspirations des premiers poèmes de Laforgue (abondamment nourrit au passage, on ne s'en étonnera pas, des lectures de Schopenhauer).
Nody
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le 3 janv. 2011

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