Que dire sur le Sorcier de la Montagne de Feu qui n'ait déjà été dit ? À défaut de réellement marquer l'an zéro de la littérature interactive (les précurseurs sont nombreux et variés, en anglais mais aussi en français), le bouquin de Steve Jackson et Ian Livingstone pose néanmoins quelques-unes des grandes bases du genre tel qu'on s'en souvient encore aujourd'hui : l'utilisation d'un système de règles simplifié, permettant la résolution de combats et autres épreuves à l'aide d'un simple dé à six faces ; l'ancrage dans un univers résolument médiéval-fantastique à la Tolkien-via-D&D (la traduction française s'offre un brin de fantaisie avec ses Lutins et Farfadets qui remplacent les Orcs et Goblins de l'original) ; de nombreuses illustrations en noir et blanc en pleine page pour immerger au mieux le lecteur dans son aventure ; et la dichotomie échecs / succès, les premiers au pluriel et le second au singulier, souvent caché derrière un chemin très singulier lui aussi (on parle de one-true-path pour désigner ces livres où il n'existe qu'une seule façon de rejoindre le tant convoité paragraphe 400).


Ceci étant dit, le Sorcier du titre à rallonge se contente de poser ces bases : il n'élabore pas vraiment dessus. Le système de règles, réduit à sa plus simple expression, fonctionne plus ou moins bien, d'autant que les auteurs fournissent souvent des alternatives au combat qui peuvent sauver la mise des lecteurs qui ont joué de malchance au moment de tirer les caractéristiques de leur personnage. Ils sont également très généreux avec les bonus de points d'Habileté, d'Endurance et de Chance pour regonfler les héros mis à mal par les péripéties de la Montagne. Ces deux éléments de jeu (combats difficiles évitables, possibilités fréquentes de regagner des points) seront malheureusement parfois oubliés dans les livres suivants de la série, au point que la remarque en introduction selon laquelle n'importe quel joueur, quelles que soient ses statistiques de base, pourra terminer l'aventure, en viendra à relever purement et simplement du mensonge. Dans l'ensemble, on sent tout de même que le système reste à roder et que Jackson et Livingstone ne se sentent pas encore tout à fait à l'aise dans son utilisation, comme le montre la gestion souvent boiteuse de l'équipement qui vous fera souvent vous poser des questions (en quel honneur je ne pourrais prendre qu'un seul des trois objets que contient ce coffre ? pourquoi diable devrais-je abandonner un objet de mon sac à dos pour pouvoir récupérer ce bouclier ? et ainsi de suite).


L'univers est lui aussi réduit à sa plus simple expression. L'introduction se limite à quatre paragraphes et n'introduit en aucune façon le monde dans lequel vous évoluerez : la Montagne de Feu est le seul lieu nommé et le village où vous débutez reste farouchement anonyme (il recevra un nom dans des tomes ultérieurs de la série), de même que ses résidents. Le bestiaire n'innove guère en exploitant les monstres les plus classiques qui soient, qu'il s'agisse d'animaux (chauve-souris, serpents), de morts-vivants (squelettes, loup-garous, zombies) ou de créatures fantastiques (ogres, trolls, dragons). Les enjeux narratifs sont quasiment inexistants : vous incarnez un aventurier sans visage ou nom, à la moralité franchement élastique, qui s'introduit dans un labyrinthe souterrain creusé par Dieu sait qui Dieu sait quand et Dieu sait pourquoi, simplement parce qu'il a entendu dire qu'un trésor se cachait au bout. Point. Pour un peu, l'introduction aurait simplement pu s'intituler « Prétexte » plutôt que « Rumeurs », ça aurait eu le mérite de la franchise.


L'aventure en elle-même est une curiosité, ayant été écrite à quatre mains. Il est amusant de voir que Livingstone et Jackson ont déjà chacun une manière d'écrire bien à eux, dont ni l'un ni l'autre ne déviera plus dans le reste de sa production biblioludique en solo. La première partie, de l'entrée dans la montagne jusqu'à la rivière, est l'œuvre de Ian Livingstone. Ian Livingstone aime les choses simples. Ses couloirs suivent docilement les quatre grands points cardinaux et se croisent toujours à angle droit, parce que c'est plus facile à dessiner sur du papier quadrillé. Son héros ne fera demi-tour que lorsqu'il n'aura pas d'autre choix, autrement dit lorsqu'il se retrouvera face à un cul-de-sac. Il aura toujours la possibilité de ne pas ouvrir les portes qu'il croise, même si dans les faits, il n'aura pas vraiment le choix s'il veut pouvoir acquérir les objets indispensables à la réussite de sa mission. Derrière ces portes, il tombera souvent sur des petites scénettes charmantes à l'humour bon enfant, et qu'importe si leur présence ne s'explique pas vraiment dans un labyrinthe souterrain grouillant d'Orques et de Gobelins (sérieusement, le marchand de bougies, je suis curieux de connaître son chiffre d'affaires).


Une fois la rivière franchie, vous entrez dans le domaine de Steve Jackson. Steve Jackson aime les choses compliquées : ce n'est pas par vantardise qu'il a baptisé sa partie du donjon « le Labyrinthe ». Ses couloirs se croisent dans tous les sens, il y a des passages secrets à n'en plus finir, et plus d'une fois, vous allez vous évanouir pour vous réveiller à un autre endroit du dédale. Vous pouvez bien essayer de dessiner une carte, mais tôt ou tard, vous allez vous retrouver devant une situation où M. C. Escher lui-même n'y retrouverait plus ses petits. Je vous conseille d'oublier les indications géographiques et de directement dessiner un graphe des paragraphes. Ou bien encore mieux, une fois que vous approchez du Labyrinthe, rendez-vous directement au 179 pour récupérer un objet indispensable, puis au 106 pour en ressortir. Ce sont plus ou moins les deux seuls endroits dignes d'intérêt de cette section du livre : le reste se compose d'une bonne cinquantaine paragraphes de trois lignes qui se contentent de décrire de la manière la plus rébarbative qui soit l'orientation géographique du couloir où vous vous trouvez et les issues qui s'offrent à vous. Après cette ordalie, la fin du livre est presque une promenade de santé : pour peu que les objets indispensables se trouvent dans votre inventaire, les combats finaux sont évitables ou très simplifiés (Jackson ne parvient de toute façon pas vraiment à les rendre épiques ou stratégiques ; il s'en tirera un peu mieux dans son livre suivant), et le coffre au trésor du Sorcier ne résistera pas longtemps à vos clefs. Enfin, si vous avez trouvé les bonnes, bien entendu. Sinon, vous avez gagné le droit de recommencer à la case départ ! C'est chouette, hein ? Enfin, ne vous mettez pas martel en tête non plus : si vous trichez, vous verrez que le paragraphe 400 se contente de décrire aussi platement que possible le trésor du sorcier. Félicitations mon cul.


Un peu de « moi je » à présent. Mon histoire avec les livres-jeux est relativement inhabituelle. Pour commencer, j'ai découvert le genre très tard, vers 1995 ou 1996, bien après leur âge d'or. Je suis donc resté longtemps sans lire les grands classiques du genre : mes premiers Défis Fantastiques portaient tous des numéros supérieurs à 40, ils avaient des histoires assez complexes et relativement sombres, et ce fameux Sorcier, je crois que j'avais 17 ou 18 ans quand je l'ai lu pour la première fois. C'est une première chose à garder en tête. La deuxième, c'est que contrairement à la plupart des lecteurs, je n'ai jamais eu de phase d'abandon suivie d'une redécouverte à l'âge adulte : ces bouquins m'ont toujours accompagné. Ce n'est pas pour dire que mes goûts n'ont pas évolué depuis mes huit ans, ni que je n'ai pas de souvenirs émus de mes premières lectures, mais le fait est que je ne chausse pas les lunettes aux verres roses de la nostalgie quand je lis ce bouquin.


C'est probablement pour cette raison que je n'aime pas le Sorcier de la Montagne de Feu. Ni ses quelques qualités, ni son caractère pionnier ne suffisent à compenser ses défauts, qu'il s'agisse de la nette fadeur du décor (avec leurs arrière-plans très nus, les illustrations de Russ Nicholson échouent à réellement donner de la profondeur à la Montagne, même si elles restent qualitativement irréprochables), des rencontres répétitives au possible (on croise un monstre, on le combat ou on s'enfuit, on a une récompense si on le bat), de l'insupportable Labyrinthe tout droit sorti des pires cauchemars de Dédale, ou bien de la nécessité de recommencer plusieurs fois l'aventure afin de déterminer le chemin qui vous permettra de ramasser les objets indispensables (l'un d'eux est caché derrière un combat difficile impossible à éviter, d'ailleurs : un mauvais point dans un livre relativement généreux de ce point de vue-là). Je lui avais mis 5 par respect pour les anciens, mais à la réflexion, je ne peux pas mettre la moyenne à une aventure aussi pénible. Je ne le conseille d'ailleurs pas pour découvrir les livres-jeux, hormis peut-être pour des gens qui n'aiment pas lire et qui adorent résoudre des casse-têtes. Si c'est votre cas, peut-être que vous prendrez votre pied sur ce livre. Moi, je vais le ranger dans ma bibliothèque, où il trônera en bonne place tout à gauche de l'étagère réservée aux Défis Fantastiques, mais il ne risque pas d'en ressortir avant longtemps.

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le 18 janv. 2015

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Tídwald

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