La pandémie et son confinement ont eu le mérite de confirmer la tendance ; nous sommes passés du paradigme de la vie intense [1] à celui de la vie rabougrie. Dans son dernier essai, Pascal Bruckner semble regretter ce changement. Pas étonnant de la part de ce boomer soixante-huitard devenu un temps sarkozyste [2] Il préfère sans doute travailler plus pour gagner plus pour vivre plus (intensément). Une vie extraordinaire pour êtres exceptionnels, une vie faite d'expériences, d'explorations et d'expansion. Car « la vie est excès, elle est dilapidation ou elle n’est pas la vie. » Ce livre est celui d'un libertin qui défend le « corps à corps passionnant avec le réel ». La chair lui est chère. C'est un jouisseur qui recherche activement le plaisir. Il critique ainsi le casanier qui fait tout pour éviter la souffrance (du dehors) en consommant passivement et prudemment. Dans le monde de demain il faudra « limiter nos possessions, nos ambitions, nos déplacements ». Cette « grande rétractation » nous mènera au déclin.

Changer la vie veut dire désormais la réduire autant que possible.

Le déclinisme étant une idéologie de droite, cela confirme à mon avis le positionnement de Bruckner : de droite mais progressiste (il existe bien des conservateurs de gauche). C'est le coup classique du moderne qui critique la sagesse traditionnelle (la neutralisation des émotions fortes qui va avec est vue comme un renoncement, « une fuite lâche » [3]). Et pour cela il sort sa plus belle plume. Son sens de la formule est exceptionnel (mieux que Régis Debray [4] ou BHL [5]). Son style est très littéraire et son approche très philosophique. Il fait beaucoup appel à la religion également dans son analyse. Le problème c'est que son vocabulaire et ses références sont assez anciennes. Or le cocon est désormais connecté, le solitaire dorénavant un techno-ermite. Cela change tout ! Il en parle bien sûr mais on sent que les technologies de l'information et de la communication ça n'est pas trop son truc (les écrans font écran). Le texte est court (162 pages) et qui plus est constitué de bref chapitres. Pourtant sa lecture a été laborieuse pour moi. Certains chapitres m'ont paru anecdotiques, à la limite du hors sujet parfois. Il faut cependant reconnaître à l'auteur son sens de la nuance. Il est même capable de faire un éloge de l'intérieur, de ses frontières faites non seulement de murs mais aussi de portes, permettant une circulation, un va-et-vient incessant. Elle est peut-être là la clé : ne pas rester dans une position excessive trop longtemps. Car que ce soit la pacification ou l'intensification de l'existence, il nous en faut de plus en plus.

La pacification de la vie est une bataille incessante. Petits tracas, petites anxiétés, bousculades : au final trois fois rien mais ce peu est encore trop.

On peut tenter de se rassurer en se disant que nous nous relâchons si nous le pouvons. Et que nous nous activons quand nous le devons. Mais on peut aussi s'inquiéter d'un passage brutal d'un extrême à l'autre : de la cabin fever au syndrome de la cabane. Notre fort intérieur pourrait alors effectivement devenir notre plus grande faiblesse.

Le quotidien a ceci de singulier qu’il met tout au neutre, abolit les contrastes et noie amours, colère, passions, espoirs dans une sorte de brume indifférenciée.

Bruckner, Pascal. Le sacre des pantoufles : Du renoncement au monde. Grasset, 2022. 162p, 13€.

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[1] Garcia, Tristan. La vie intense : Une obsession moderne. Éditions Autrement, 2018. Coll. «Les Grands Mots»

[2] "Pascal Bruckner." Wikipédia, l'encyclopédie libre. 25 oct. 2022

[3] Garcia, Tristan. La vie intense : Une obsession moderne. Éditions Autrement, 2018. Coll. «Les Grands Mots»

[4] Debray, Régis. Eloge des frontières. Gallimard, 2013

[5] Lévy, Bernard-Henri. Ce virus qui rend fou. Grasset, 2020

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le 30 oct. 2022

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