L’épisode est relativement peu connu : en juin 1786, Louis XVI quitte Versailles pour Cherbourg afin de se rendre compte par lui-même de l’avancement du chantier destiné à faire du port une base navale militaire. Ce sera son seul voyage en province, si on excepte celui qui le conduira à Reims pour son couronnement en 1775 et, bien entendu, la tentative avortée que fut la fuite à Varennes.


Contrairement à une légende tenace qui le présente comme un benêt uniquement féru de chasse et de serrurerie, le roi s’avère être un lettré et un érudit, polyglotte de surcroît. De son règne de quinze années, on a tendance à ne retenir que l’issue fatale, comme si rien d’intéressant ne s’était accompli pendant ce laps de temps. C’est oublier un peu vite que le monarque avait entrepris de réformer son pays, supprimant les corvées royales, accordant un statut juridique aux juifs et aux protestants, abolissant la torture. Passionné de marine, de sciences et en particulier de géographie, il prend une part active à l’agencement de l’expédition de La Pérouse et ses connaissances sur les bateaux étonneront plus d’un marin à Cherbourg. Connaissances toutes théoriques : jusqu’à ce voyage en Normandie, lui-même n’a jamais vu la mer et cette découverte sera pour lui une véritable révélation : il est fasciné par sa prodigieuse immensité, son indomptable beauté, sa force tantôt bienveillante tantôt destructrice. À Cherbourg, Louis se sent bien loin de la mesquinerie des courtisans, des faux semblants et des mensonges car on ne triche pas avec la mer. Il se sent libre enfin de mener pour quelques jours une existence plus simple, débarrassé de l’étiquette et des codes rigides qui l’emprisonnent à Versailles. Ce séjour sera aussi l’occasion pour le roi de rencontrer le peuple de France qui l’accueille chaleureusement. D’un naturel affable, s’émouvant de la misère de ses sujets, il n’hésite pas à aller au-devant des nécessiteux, ce qui a le don d’amuser voire d’énerver les quelques nobles qui constituent sa suite et qui n’hésitent pas à se gausser de sa proximité avec les petites gens quand ils ne cherchent pas à le piéger pour le tourner en ridicule. Le retour vers Paris sera nettement plus hostile, le convoi royal se trouvant confronté à une foule haineuse, épisode qui préfigure sans doute les événements de 1789.


Voyage initiatique, voyage prémonitoire : à plusieurs reprises, une mystérieuse jeune femme qui, sous ses différents avatars, est en fait une allégorie de la France tente de mettre en garde le souverain. Des rêves angoissants l’assaillent, dans lesquels il semble fuir en carrosse un sort funeste sous une fausse identité. Vains avertissements qui bien sûr ne pourront rien changer au destin d’un roi par ailleurs persuadé que son peuple le vénère.


Le roman a pour principal mérite de nous livrer un portrait intime du dernier monarque absolu, ce qui n’est pas si courant : faire revivre Louis XVI, insuffler une existence fût-ce imaginaire à un personnage qui, il faut bien en convenir, ne vaut au regard de l’Histoire que par son exécution a même quelque chose d’un peu perturbant, d’autant plus que le portrait qu’on nous présente est plutôt touchant. Ce Louis timide, enthousiaste, à la bonne volonté évidente a tout du bisounours naïf et sincère. C’est un gentil qui fait du mieux qu’il le peut mais qui visiblement n’est pas taillé pour ce « métier de roi » (selon l’expression de son illustre ancêtre Louis XIV) auquel il n’était pas préparé : l’ombre de son frère aîné l’écrase, ce frère qui n’aurait pas dû mourir et auquel on ne cesse de le comparer, à son désavantage, depuis l’enfance. Ce déficit d’affection marquera toute sa vie, faisant de lui un être timoré, prompt à s’isoler de ses courtisans, se réjouissant de l’amour que lui manifeste son bon peuple. Vous me direz que ce portrait a quelque chose de parcellaire et vous aurez bien sûr raison. Si le roi se montre plein de bonnes intentions et conscient de l’injustice que représentent les privilèges de la noblesse et du clergé, son incapacité de mener à bien les réformes nécessaires n’est pas seulement imputable à l’égoïsme des puissants, mais à ses propres préjugés et à un manque récurrent de courage politique. Par ailleurs, même si le roman évoque les dettes colossales de l’Etat, il ne met pas vraiment en évidence le rôle de celles-ci dans la volonté de changement qui anime le souverain : or, c’est bien le caractère désastreux des finances publiques qui est à l’origine des audacieuses réformes fiscales entreprises sans grand succès par plusieurs de ses ministres et s’il a jamais été question de soumettre les classes dominantes à l’impôt, ce fut avant tout pour renflouer les caisses et éviter la faillite du royaume, non pour abolir les privilèges.


Faut-il pour autant regretter le caractère quelque peu orienté du portrait qui nous est présenté dans ce récit ? Ce serait, je pense, lui faire un mauvais procès car la fiction romanesque ne doit pas nécessairement se confondre avec la vérité historique. Par ailleurs, même les historiens ne s’accordent pas sur les véritables motivations de Louis XVI ni sur sa responsabilité personnelle dans l’échec des réformes qui a précipité la Révolution. C’est pourquoi, même si j’émettrais quelques petites réserves formelles (un style qui m’a semblé un peu plat, quelques passages peu convaincants comme la conversation entre le roi et un simple marin apparemment fort versé en démographie qui évoque de manière très précise l’espérance de vie en 1786), il reste que ce roman qui nous invite à entrer dans l’intimité du dernier monarque absolu ne manque assurément pas d’intérêt et a de quoi éveiller la curiosité.

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le 19 mars 2022

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