Le quatrième mur : Une façade imaginaire, que les artistes construisent en bord de scène pour renforcer l’illusion. Une muraille qui protège leur personnage. Pour certains, un remède contre le trac. Pour d’autres, la frontière du réel. Une clôture invisible qu’ils brisent parfois d’une réplique s’adressant à la salle.

Georges est né en 1950. Il a passé son bac en 1968 (constitué uniquement d’épreuves orales) et basculé dans le militantisme de gauche. Dans sa version violente, coiffé d’un casque et armé d’une batte de baseball – visez les genoux pour détruire la faculté de marcher. Heurts réguliers avec l’extrême droite : il donne des coups et en prend tout autant.

En 1974, il fait la connaissance de Sam, un intellectuel grec de confession juive qui a fui son pays dominé par la dictature des colonels. Le courant passe immédiatement, et bien que de dix ans son cadet, il se lie à cet homme meurtri, ce metteur en scène pacifiste qui répond à la guerre par le théâtre.

Marié et père d’une toute petite fille, Georges raccroche son activisme au lendemain des élections présidentielles de 1981, le confort familial ayant peu à peu pris le pas sur la politique. Et la destinée du narrateur et de sa famille aurait parfaitement pu se poursuivre ainsi dans une certaine nonchalance si l’ami Sam n’avait justement choisit ce moment pour réapparaître accompagné d’un cancer en phase terminale. Sur son lit d’hôpital qu’il ne devait plus quitter sinon pour se rendre dans sa dernière demeure, le metteur en scène confie à son ami la périlleuse mission d’achever son œuvre : monter l’Antigone d’Anouilh en plein Beyrouth alors ravagé par la guerre civile, en choisissant les acteurs parmi l’ensemble des communautés du Liban déchiré.

Georges qui a un sens aigu de l’amitié accepte. Un peu sans vraiment réaliser à quoi il s’engageait. Briefing du maître : Créon doit être joué par un chrétien maronite, Hémon par musulman druze, les trois gardes et la nourrice par des musulmans chiites… Et Antigone par Ismane, une belle réfugiée palestinienne. Un cocktail explosif pour une pièce lourde de références, créée par Jean Anouilh dans les années 40 aux heures les plus sombres de l’Histoire de France.

Evidemment, tout ne va pas se dérouler parfaitement dans le meilleur des mondes. En 1982, l’Israël envahit le sud du Liban, bien décidé à régler le problème palestinien. Bombardements, massacres (Sabra et Chatila en septembre 1982). La guerre prend un visage immonde. C’est le choc. Georges, évacué, revient profondément marqué dans le giron parisien : traumatisme de la guerre vécu de l’intérieur.

Le théâtre comme une alternative à la guerre. Tout au moins comme un répit – de courte durée –, un entracte. Réunir les ennemis héréditaires ou les ennemis d’un jour et les amener à jouer ensemble, à construire et à porter un projet commun. Une sorte de pied de nez à l’Histoire. Avec, omniprésente, « la Guerre ». Cette chose sombre, sale. Ce néant qui menace de tout engloutir et contre lequel tout doit être tenté. Un thème superbe qui m’évoque « Le temps où nous chantions » de Richard Powers et dans lequel deux métis noirs américains traversent les années de ségrégation en se produisant dans les grandes salles de concerts du pays.

Un texte magnifique. Un style flamboyant que j’avais déjà noté dans le « Retour à Killybegs » et qui m’a de nouveau captivé. Et bouleversé, tant les images qu’il véhicule sont difficiles, insupportables parfois. De très belles phrases, souvent courtes, percutantes. Des descriptions concises permettant à l’auteur de tout dire ou simplement d’évoquer – bien plus efficacement qu’en se répandant sur des pages entières. Et le visage roux de l’Antigone de Jaffa en toile de fond venant hanter le narrateur, et par son truchement, le lecteur lui-même.

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le 8 oct. 2013

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