La misère, la technique, le progrès, la lutte des classes, et le socialisme....

Bonjour à tous,


Je tiens à faire la critique d' un livre que j' ai adoré. Un véritable coup de coeur. Il démontre, si besoin est, qu' Orwell est un grand penseur, un homme subtil et intelligent, et un pur génie. Un grand intellectuel, même si je déteste ce mot, ça lui va bien....


Bref. George Orwell est évidemment connu et reconnu dans le monde entier pour 1984 et La ferme des animaux, mais il est également l'auteur de textes de réflexion teintés de remarques autobiographiques. C'est le cas d' Une histoire birmane ou de Dans la dèche à Paris et à Londres, mais aussi de cet essai intitulé Le quai de Wigan. Ce récit se présente d'abord comme une immersion dans le monde des mineurs de l'Angleterre du début du XXe siècle, plus précisément de la région de Sheffield et du Lancashire. Orwell décrit de façon méthodique les conditions de vie de ces ouvriers, s'attache aux moindres détails de leur quotidien et dénonce les ravages du chômage. Dans la deuxième partie de l'ouvrage, il plaide en faveur du socialisme, tout en mettant en garde contre le fascisme (ce texte a été écrit dans les années 1930). Comme dans beaucoup de ses autres écrits, Orwell fait preuve d'une grande lucidité sur le monde contemporain.


George Orwell à nouveau, George Orwell toujours : en 1937, juste avant de partir en Catalogne pour se battre contre le fascisme (et pour la justice et la liberté), le futur auteur de 1984 publie un livre à mi-chemin entre le journalisme d’investigation et l’essai politique, le revigorant et très socialiste Quai de Wigan.


De ce fameux quai de Wigan, il n’est question que le temps de dire qu’il n’existe plus, constat dressé par l’auteur durant son séjour dans les bassins houillers du Lancashire et du Yorkshire : il a entendu parler du chômage et des ravages parmi la classe ouvrière, et, refusant de s’en tenir au simple constat journalistique, il décide d’aller voir par lui-même ce qu’il en est. A ceci près que Orwell ne fait pas que visiter ces villes minières, ravagées par le chômage, et les taudis où survivent des familles d’ouvriers, ou de chômeurs : il partage des logements infâmes avec des travailleurs, partage aussi leur pitance immonde servie par des propriétaires peu regardants, descend dans la mine et décrit, entre autres et de façon saisissante, la douleur physique que représente pour lui le seul trajet du puits à la veine de charbon. En ce sens, il convie le lecteur à une véritable expérience, lui faisant toucher du bout des doigts la réalité ouvrière de l’époque dans le Nord de l’Angleterre (comme il l’a fait pour les chemineaux avec Dans la Dèche à Paris et à Londres) : dans un souci d’objectivité, Orwell se livre ainsi à des calculs très simples, en venant à se demander comment on peut vivre décemment avec un salaire misérable mais toujours supposé à la hausse par la presse de la classe moyenne – la réponse est simple : on ne peut vivre décemment, surtout quand on en vient à s’entasser à douze dans une roulotte, ne disposant même pas de la superficie d’une toilette publique pour chaque membre de la famille…


Pourtant, aucun misérabilisme dans le propos tenu durant les premiers chapitres, très durs, du Quai de Wigan : il est surtout question de respect, de dignité, d’absence de condescendance pour une classe ouvrière dont Orwell ignore juste qu’elle va disparaître. Il ne se positionne pas pour autant en admirateur fantasmant cette classe, lui qui sort de la classe moyenne, mais il refuse qu’on la regarde de haut, qu’on décide pour elle de ce qui est le mieux (des nouveaux quartiers avec des logements sociaux mais sans pubs et avec l’interdiction d’élever des pigeons…), qu’on ne comprenne pas que l’instruction offerte par l’école est inutile aux yeux de la majorité des ouvriers, plus lucides qu’il y semble – et ne pas comprendre cela, ce serait faire preuve de hautaine condescendance : la classe ouvrière possède une dignité propre, qui lui est en fait déniée par les classes « supérieures », par paternalisme ou sottise, ou une désolante combinaison des deux.


Cet écart, cette mécompréhension entre la classe ouvrière et la classe moyenne fait l’objet des réflexions d’Orwell dans la seconde partie du Quai de Wigan, à cause de la non-adhésion de la seconde à la seule solution aux problèmes de société selon Orwell : le socialisme. Orwell est même atterré de voir cette classe moyenne embrasser en masse le fascisme alors (durant les années trente) montant un peu partout en Europe, et en vient à se demander pourquoi ce déni de la solution socialiste – d’où une brillante analyse portant successivement sur l’écart supposé entre la classe moyenne et la classe ouvrière, et les raisons pour lesquelles le socialisme ne parvient pas à séduire.


Quant à l’écart, il n’est basé que sur un jeu d’apparences, mais celles-ci empoisonnent la société anglaise – Orwell lui-même reconnaissant son incapacité à véritablement comprendre la classe ouvrière puisqu’il n’en émane pas, tout en insistan sur le fait que malgré son éducation différente de celle d’un ouvrier, tout ce qu’il a à perdre à accepter qu’il fait partie de la même classe, c’est « nos H bien aspirés », référence à la « bonne prononciation » que ne pratique pas le mineur de Wigan... Aujourd’hui, cette absence de dissemblance est à nouveau à l’ordre du jour : la classe moyenne s’appauvrit mais vote toujours pour la protection des riches ; un parti d’union de ceux qui ne détiennent pas le pouvoir pourrait exister, à condition de mettre de côté, même si c’est malaisé, les différences culturelles entre classes sociales, effort à fournir de la part de toutes les classes, en toute humilité. Cette humilité, dont veut faire preuve Orwell, est l’une des grandes forces de cet essai : la modestie intellectuelle de son auteur, qui se refuse à jargonner pour défendre sa thèse (il use d’un style d’une grande simplicité pour démonter des concepts), au contraire de nombre de socialistes (et de ce qu’il appelle leur « logomachie ») tout en ne prétendant pas posséder des solutions universelles.


L'un des passages les plus intéressants du livre concerne l'analyse que fait Orwell de la société de classes britannique. Il constate que si les différences d'éducation et de richesse sont un facteur déterminant dans la hiérarchisation des classes, l'hygiène joue également un rôle extrêmement important. Exerçant des métiers physiques dans la crasse et la sueur, habitant des logis poisseux dépourvus d'eau courante, les ouvriers, et particulièrement les mineurs, se trouvent dans l'incapacité matérielle d'avoir une hygiène corporelle correcte (peu de mines possèdent alors des douches ..) et donc ils puent, ce qui renforce les préjugés de classes. Pour autant, l'écrivain est impressionné par la dignité et la franchise des relations qui imprègne cette société, respecte ses propres valeurs et où, malgré des conditions de vie abominables, la solidarité n'est pas un vain mot...


Cette tendance à jargonner est donc l’un des grands défauts des socialistes, selon Orwell :


« L’homme de la rue ne serait pas effarouché par une dictature du prolétariat, pour peu qu’on la lui présente en y mettant les formes. Mais offrez-lui une dictature des pharisiens, et il sera prêt à prendre les armes. »
Ces mêmes socialiste peuvent quant à eux rebuter l’éventuel adhérent, puisqu’ils forment « la sinistre cohorte des femmes à l’esprit élevé, des porteurs de sandales et des barbus buveurs de jus de fruits attirés par l’odeur du « progrès » comme des mouches vertes sur un chat crevé ». C’est contre eux entre autres qu’Orwell proclame sa foi en un socialisme revenu à des principes simples mais pertinents (justice et liberté), nettoyé de toute terminologie compliquée et inutile, de toute foi immodérée en la machine libératrice et un monde ordonné à tout prix (ce qu’il dénoncera d’ailleurs lui-même dans 1984) : un socialisme rêvé, avançant avec à l’esprit cette « commune décence » chère à l’auteur et à toute personne pensant que le bon sens n’est pas un autre nom de la bêtise, comme veulent encore le faire croire aujourd’hui les intellectuels de gauche, qu’ils soient rouges, verts ou mauves à petits pois jaunes.


Ces idées sont grandes, posées et surtout raisonnées ; elles sont tout le contraire du socialisme tel que mis en pratique en 2015. D’ailleurs, ironiquement et involontairement, Simon Leys ne s’y est pas trompé dans sa présentation du Quai de Wigan, puisqu’il n’en évoque, à tort d’ailleurs, que l’aspect « roman sans fiction », comme pour oblitérer le fait que ce livre est avant tout un appel vibrant à l’union de tous les socialiste – alors pour contrer le fascisme montant, alors encore et aujourd’hui toujours pour un société fondée sur les principes de justice et de liberté. On en est loin, mais le rêve peut toujours se transformer en réalité : « common decency », justice et liberté, joli programme.....


Dès les premières pages de cet essai, on comprend comment Orwell en est arrivé à écrire La Ferme des animaux puis 1984 une dizaine d’années plus tard.


Dans la première partie, il nous raconte la vie quotidienne des mineurs du nord de l’Angleterre. A ses côtés, on visite une mine et jamais aucun autre auteur n’en a mieux décrit les souffrances physiques et les dangers qu’on y trouve. On visite également beaucoup de maisons, une chambre « chez l’habitant » où s’entassent vendeurs de journaux, chômeurs et journaliers. On dissèque le budget des travailleurs pauvres et aussi celui des chômeurs. Car en ce milieu des années trente, le chômage prolifère et les aides sociales ne suffisent pas. On voit fleurir la misère, sous forme de roulottes, de carcasses de bus transformées en abris de fortune ou de logements dont l’insalubrité n’a rien de commun avec ce qu’on nomme de la même façon de nos jours : Orwell effectue un travail journalistique d’une épouvantable précision.


Dans une deuxième partie, il nous emmène en Birmanie, où il fut un membre de la police coloniale durant sa jeunesse, et dont il est revenu avec une haine farouche du colonialisme et de la peine de mort, de l’injustice et de l’arbitraire.


Dans la troisième partie, Orwell nous parle des classes sociales, et expose tout le danger qu’il y a de les définir uniquement par le revenu ou par le fait d’effectuer un travail manuel ou pas.


Enfin, il exhorte ses contemporains à ne pas laisser l’idée de socialisme aux pires illuminés, sectateurs et constructeurs du mythe de la Russie angélique. Il y voit, sous conditions, un remède nécessaire au fascisme grandissant en Europe.


En lisant le Quai de Wigan, c’est notre époque que nous comprenons. C’est une lecture instructive et indispensable, tant pour comprendre notre temps que l’œuvre et le parcours de George Orwell.....


Dans la seconde partie du livre, Orwell s'interroge sur son positionnement de classe (questionnement typiquement britannique !) et son engagement en faveur d'un socialisme démocratique. Malgré l'absence de patrimoine et des revenus proches de ceux d'un ouvrier, l'écrivain estime toutefois appartenir, compte tenu de son éducation, à la "classe moyenne inférieure supérieure". S'en suivent des développements tout à fait savoureux sur la société anglaise et ses distinctions de classes, propos totalement incompréhensibles pour nous français...Comme quoi, Mars est moins loin qu'on ne le croit parfois !


Sur le socialisme, en revanche, bien que sa pensée demeure encore embryonnaire et confuse sur certains points, Orwell fixe dans ce livre les grandes lignes qui guideront son engagement et sa réflexion jusqu'à la fin de sa vie. Pour lui, et compte tenu de ce qu'il vient de décrire dans la première partie, le socialisme doit avoir pour but la défense de la justice et de la liberté et donc, en premier lieu, l'amélioration du sort de la classe ouvrière et, par extension, celle du plus grand nombre. Mais Orwell constate à ce propos que le pire ennemi du socialisme pourrait bien être les socialistes eux-mêmes. L'écrivain s'inquiète en effet de ce que le mouvement socialiste attire tout ce que la Grande Bretagne compte d'illuminés, de naturistes, de suffragettes, de végétariens et autres amateurs de régimes macrobiotiques, ce qui a pour effet de faire fuir un grand nombre de sympathisants potentiels. Cette critique s'adresserait plutôt aujourd'hui aux écologistes qui ont récupéré tout ce que le socialisme comptait encore d'utopistes. Plus sérieusement, Orwell s'en prend ensuite à l'intelligentsia de gauche à laquelle il reproche de ne rien connaitre réellement à la condition ouvrière et de croire notamment que le machinisme constitue la solution à l'amélioration du sort des ouvriers. Orwell se livre alors à une critique très moderne du machinisme, dont il ne nie pas l'apport en termes de progrès, mais qui lui semble recéler au moins autant de menaces en termes d'aliénation du genre humain; un critique qui sera reprise et développée par toute une école de pensée à venir et, singulièrement, proche de l'écologie politique...


Ce livre d'Orwell qui reste quasi inconnu, éclipsé par le succès de "1984" ou de "la ferme des animaux", n'en demeure pas moins une oeuvre prenante basée sur l'expérience personnelle de l'auteur : George Orwell y décrit les conditions de vie des plus pauvres Parisiens et Londoniens, travaillant, ou plutôt exploités dans des hôtels ou se réfugiant dans les institutions caritatives.
On y reconnait bien là Orwell le socialiste qui dénonce, et ce dès 1933, une société de consommation et de loisirs et évoque avec précision la vie de ces laissés pour compte .


Sur ce, portez vous bien. Lisez le quia de Wigan. C' est un livre génial ! Tcho. Ne sombrez pas dans un état proche du nihilisme intellectuel. Autant se péter le crâne, dès maintenant. @ +.

ClementLeroy
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le 19 mars 2015

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San  Bardamu

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