Note : cette critique va principalement comparer le livre et son adaptation cinématographique de 2022


Comme beaucoup de gens, je n’ai appris l’existence de Florence Aubenas qu’au début des années 2000, lors de sa détention en Irak et des manifestations de soutien que cela avait engendré.
Malgré cette attention médiatique dont elle se serait sûrement bien passé, Florence Aubenas est parvenue à se faire passer pour une mère de famille au chômage à Caen en 2009, sans même avoir à changer son nom. Le Quai de Ouistreham est le récit de ce roman-reportage parmi les classes populaires prises dans la tourmente de la crise de 2008.


Après moults démarches auprès de Pôle Emploi, d’agences d’intérim ou de particuliers, Florence (officiellement sans diplômes et sans expérience professionnelle) finit par se lancer dans une carrière prometteuse d’agent d’entretien. C’est-à-dire une femme de ménage, mais avec une petite couche de novlangue qui donne un aspect chic à ce métier qui consiste principalement à nettoyer la merde d’abrutis qui ne tirent pas la chasse. Accessoirement, ça permet aux employeurs confortablement installés dans leur bureau d’exiger 2 à 3 ans de formation pour faire cette tâche.


Malgré son inexpérience, Aubenas parvient à dégoter quelques petits contrats à droite et à gauche, pour péniblement atteindre une vingtaine d’heures de travail par semaine. Sachant qu’à la moindre erreur, un de ses contrats peut sauter et elle peut même ne pas être payée si ça lui arrive lors d’une période d’essai.
C’est quelque chose que j’ai bien apprécié dans le livre et qui est quasi-absent du film : le fait que la journaliste soit obligée de multiplier les employeurs et que malgré les horaires ingrats, elle arrive à peine à gagner de quoi vivre. Dans le film, dés que Florence (ah non pardon, Marianne) est embauchée pour faire le ménage sur le paquebot, le reste de ses contrats disparaît entièrement de l’intrigue, comme si son nouvel emploi était suffisant pour s’assurer un train de vie décent. Dans le livre, l’embauche sur le paquebot se fait dans le premier tiers du récit, mais elle continue à nous parler de ses autres emplois en parallèle qui lui valent des nuits quasi-blanches, une alimentation déséquilibrée et des soucis de santé.
C'est d'ailleurs amusant de voir que le bouquin s'appelle Le Quai... alors que les séquences sur le navire doivent représenter à peine 10% du récit, tandis que le film s'appelle juste Ouistreham mais concentre son intrigue sur le fameux paquebot.


Autre point totalement absent du film, le rôle des syndicats, et surtout la réticence des travailleurs précaires à s’y engager. A la suite d’un gros dédain (teinté de misogynie) de la part des grandes organisations syndicales dans les années 80, très peu d’agents d’entretien se sont syndiqués, ce qui a pour conséquences en 2009 d’avoir des entreprises qui traitent leurs employés comme des esclaves, ignorant complètement les accords au sein de la branche (salaires, heures supplémentaires…). Et bien évidemment, inutile de compter sur une grève de la part de ces employés qui vivent au centime près, surtout dans un secteur et une région où des dizaines de personnes sont prêtes à les remplacer dans l’heure.


En bref, le livre de Florence Aubenas dresse un portrait très pessimiste du monde du travail, ne s’offrant pas les nombreuses bulles d’oxygène que le film se permet (elle ne copine pas beaucoup avec ses collègues, ses seules interactions sociales se limitent au pizzaïolo raté et à une ex-syndicaliste). Evidemment, les Monsieur-tout-le-monde se font aussi refaire le portrait, entre les gros crados, les dragueurs lourdingues, les mégères qui vérifient chaque recoin de la pièce, ceux qui baisent au bureau en ignorant complètement la femme de ménage et même les vicieux qui font de la saleté dans des coins impossibles juste pour la piéger, on a ici une illustration concrète de la dégueulasserie de l’âme humaine qu’on n’aurait pas eu dans un reportage sur les éboueurs par exemple.


Je suis un peu déçu par la fin du récit qui arrive assez brutalement (Aubenas s’était promise d’arrêter son expérience lorsqu’on lui proposerait un CDI, et étrangement ça lui tombe dessus au moment où elle est au plus bas et où elle réfléchit à se réorienter), mais ça reste une conclusion plus satisfaisante que celle du film, qui arrive de manière tout aussi abrupte. J’aurais bien aimé aussi qu’elle relate sa rencontre avec la conseillère Pôle Emploi qui l’a grillée et qu’elle ne mentionne que très rapidement dans son préambule, même si je me doute que ça aurait été un peu hors-sujet au sein du livre.
Quoiqu’il en soit, sa plume est vraiment agréable à lire et, même si je suis persuadé qu’elle aurait pu écrire le double de pages en rajoutant des anecdotes ou en creusant les relations avec ses collègues, on en ressort plus conscient de cette précarité qui était bien évidemment très présente dans les mois qui ont suivi la crise des subprimes mais qui continue de nous hanter aujourd’hui.


On sort d’une période où des femmes de ménage se sont mises en grève pendant 2 ans à Paris pour réclamer de meilleures conditions de travail. Mais au-delà de ces quelques mots (et des trop rares articles sur le mouvement dans la presse), il est compliqué de visualiser ce que peut être leur travail au quotidien, d’autant qu’il est fort probable que certaines d’entre elles jonglent aussi entre plusieurs petits contrats. C’est en cela que le récit d’Aubenas est intéressant et est, en 2022, toujours d’actualité. Oui elle a volé des heures de travail à des personnes dans le besoin, mais je vois ça comme un moindre mal dans un monde où aucun journaliste ne pense à tendre le micro à la personne qui vide sa corbeille à papier. Surtout quand ces mêmes personnes sont gangrenées par la peur de dire un mot de travers et d’en subir les conséquences.

Sonicvic
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le 1 févr. 2022

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