Florence Aubenas a été grand-reporter et on se souvient notamment d'elle pour son enlèvement en Irak. Ce livre prouve que la journaliste médiatique et diplômée qu'elle est n'a pas peur d'aller dans des terres très étrangères : de février à juillet 2009, elle s'est teinte en blonde et a pointé à Pôle Emploi dans la région de Caen, en ne se réclamant que d'un baccalauréat. Elle a donc vécu les petits boulots et les agences d'intérim, en pleine période des retombées de la crise de 2008, en donnant comme limite à son enquête le moment où elle parviendrait à décrocher un CDI. Cela lui a donc pris six mois. Mais on sent que l'expérience fut tout aussi dépaysante que si elle avait fait plus de 10 000 kms en avion. Son expérience s'est concentré dans le nettoyage : elle a fait partie de ces femmes qui poussent leur balais à laver le sol sans qu'on leur prête un regard. Et aussi (ce qui donne son nom au titre) de l'équipe qui doit à toute vitesse nettoyer les cabines de ferry pendant leur pause à quai.


La démarche de Mme Aubenas relève presque de celle du sociologue qui va travailler en immersion pour observer un champ de la société sans être repéré comme observateur. Presque, cependant. Car F. A. est journaliste avant d'être sociologue. Ce qui va l'intéresser, ce ne sont pas tant le vocabulaire utilisé, l'univers matériel, les représentations du monde que de retranscrire des destins individuels. Et parfois l'observation sociologique va céder le pas au goût pour le détail croustillant qui va émouvoir le lecteur.


Le livre n'en reste pas moins intéressant, et très facile à lire. Il est divisé en vingt chapitres d'une quinzaine de pages chacun. Il retranscrit bien la routine entrecoupée de galères qui piège complétement ces gens en prenant des petits morceaux d'eux petit bout par petit bout. Comme cette jeune femme qui n'a pas envie de payer le dentiste pour une dent et attend d'en avoir plusieurs à s'en faire arracher.


Il reste la question de la position de F. A. par rapport à son objet d'étude. Précisons que pour faire ce livre, elle s'est mise en congé sans solde. Elle n'insiste pas trop sur le sentiment de détresse matérielle, sur l'angoisse de ne pas avoir assez pour boucler le mois, mais plutôt sur toutes les contraintes comme la nécessité d'avoir une voiture, même une épave comme celle que lui prête une amie pour la dépanner. Les horaires évidemment, et la peur de ne pas être repris si on ose dire non à une mission car on a une urgence personnelle à régler. Elle décrit ses galères, sans trop insister sur ses états d'âme. Elle semble flirter avec un gars qui mise sur son handicap pour obtenir de petits boulots. Elle évite de se mettre trop en avant. On sent quand même qu'elle vit cette immersion comme une plongée au milieu des papous, et ferme les écoutilles à une forme de mauvaise conscience le temps de collecter la matière de son livre. C'est vrai que sa surprise, quand l'équipe de nettoyage lui apprend qu'il y a un transsexuel parmi eux et que ça ne pose aucun problème aux gens, a quelque chose de légèrement méprisant.


L'exercice reste réussi, avec de nombreux moments mémorables, comme cette employée du ferry qui ose organiser un pot de départ, ce qui divise l'équipe : les anciennes trouvent cela déplacé et fustigent les jeunes qui osent prendre un verre. Elles prennent leur revanche lorsque le travail de nettoyage des cabines prend du retard.


Je pourrais détailler, car il y a aussi la volonté de faire un état des lieux de la région autour de Caen, de l'histoire de sa désindustrialisation, et des tactiques néomanagériales de Pôle Emploi pour radier (on est au milieu du quinquennat Sarkozy). Tristement banal, hélas.


Au final, Le quai de Ouistreham est une immersion agréable à lire dans une région désindustrialisée de France, auprès des oubliés, de ceux qui en 2018 se déclarèrent Gilets Jaunes. Il est bon que ce livre ait pris le temps de parler d'eux. Même si la neutralité derrière laquelle semble se retrancher la reporter a quelque chose d'un peu factice. Et pourtant, Florence Aubenas et ces gens qu'elle a côtoyé pendant six mois, dans cette expérience qui évoque un lent bain dans de l'acide, font partie du même pays. Le livre ne se suffit pas à lui-même mais il est un bon point de départ pour poser des questions.


Chapitres.


1 - Le fonds de la casserole.
Scène d'ouverture sur un entretien d'embauche auprès d'un couple de vieux bourgeois de Cabourg qui cherchent une bonne. La femme est complétement effacée et le mari autoritaire et graveleux, on se croirait dans un Chabrol.


2 - L'abattage.
Premier contact avec Pôle Emploi et ces salles d'attente faites pour qu'on y reste le moins possible. F. A. est aiguillée très rapidement vers le nettoyage. Le titre du chapitre renvoie à la manière dont on traite les chômeurs, évidemment.


3 - Un déjeuner
Forum de l'emploi à Bayeux. On cherche à se vendre, alors qu'il n'y a pas d'offre solide à la clé. Philippe, en recherche d'emploi et fan de Johnny, invite F. A. à déjeuner. Il trouve des jobs grâce à ses points Cotorep (il a un oeil mort).


4 - La bête.
Stage propreté avec une équipe de bras cassés. Le moment où l'on apprend à piloter la monobrosse, machine à shampooiner les sols.


5 - La bonne.
Rencontre avec Victoria, 70 ans, ancienne syndicaliste du temps où il y avait des usines à Caen et depuis, femme de ménage. Manif contre la précarité.


6 - L'annonce.
A Pôle Emploi, pénurie de petites annonces. F. A. décide de prendre ce qu'on lui a formellement déconseillé : du nettoyage de cabine sur les ferrys, quai Charcot à Ouistreham. Jeff y mène son équipe comme à l'armée, suggère de mutualiser les frais d'essence. Il devient urgent que F. trouve une voiture. Philippe n'est d'aucune aide. Victoria trouve un coupe d'amis qui lui prête une Fiat 1992, surnommée Le Tracteur.


7 - Les toilettes.
Premier nettoyage de cabines sous la direction de Mauricette, une petite femme nerveuse. Il faut aller à toute vitesse, en équipe, dans un espace très étroit. F. fait équipe avec Marilou. Portraits de l'équipe : Boule Puante, Mimi...


8 - Les dents.


Essais d'offres pour quelques heures dans des centres de vacance, infructueux. Rumeurs sur un conseiller Pôle Emploi qui s'est pendu. Atelier "pimp my CV". Marylou a mal aux dents, mais préfère attendre de devoir se les faire arracher.


9 - Le Cheval Blanc.
Rencontre avec M. Mathieu, de la société L'Immaculée, qui se vante de bien traiter ses employés dans les tâches de nettoyage. Il offre des t-shirts, mais les conditions de travail sont les mêmes qu'ailleurs : il faut faire en 3 h 15 un travail qui prend bien plus de temps, sous la surveillance de deux dragons du village de vacance Le Cheval Blanc, qui vous harcèlent. F. prend une nouvelle offre d'emploi en plus.


10 - Le syndicat.
Avec Victoria, déjeuner et souvenirs du syndicat, attendris mais pas idéalisés : c'était une affaire de bonhommes pleins de morgue, qui traitaient les syndiqués de base, les précaires et notamment les femmes avec peu d'égards. Fanfan, une caissière de supermarché qui a voulu monter une section, est licenciée pour être rentrée chez elle avec son tablier de travail.


11 - Le pot d'adieu.
Laetitia, qui travaille au ferry, a trouvé trente heures à assurer dans un fast-food. Pour fêter son départ, elle organise un pot, ce qui fait beaucoup jaser. Les anciennes trouvent que c'est de la débauche. D'autres n'osent pas s'y joindre, aucun employé n'a osé organiser cela. Mauricette fait la tête. Les filles sont en retard. Marilou, qui rêve de passer un diplôme, ne revient pas. L'offre d'heures dans une pharmacie ne donne rien.


12 - Le rayon barbecue.
Le Tracteur a crevé. Philippe propose comme sortie d'aller se promener dans une jardinerie ; ils vont finalement à Intermarché. Il lui offre un cric pour femme et lui monte son pneu. Nouveau contrat de nettoyage pour l'Immaculée dans une cafétéria, sous la supervision du bonhomme M. Médard. Payée 2 heures, le travail lui en prend trois.


13 - Les passions.
Nouvel atelier CV avec Mme Astrid, qui travaille pour une boîte privée à qui Pôle Emploi sous-traite. Visite médicale de pure forme. Echange sur diverses superstitions (toucheur, vierge Marie) pour des problèmes de santé.


14 - La bande des crétines.
L'Immaculée demande à F. de travailler un autre jour que ce que prévoit son contrat, mais elle avait prévu autre chose : elle finit par accepter après un coup de pression de la secrétaire. Il y a plus de tensions, M. Mathieu les traite de "bande de crétines" et prend de mauvaises décisions. F. fait du mauvais travail. En partant le Tracteur ne veut pas démarrer. Par curiosité, elle va dans une agence d'insertion (mais il faut dire "solidaire", ça sonne mieux) où une femme très dure sermonne les participants.


15 - Le pique-nique.
Deux connaissances, Sylvie et Olivier, aident F. à réparer le carburateur du Tracteur. Sylvie est communiste. Avec Victoria, elles vont au pique-nique des anciennes ouvrières Moulinex. Retour sur la désindustrialisation à Rouen, où ces ouvrières avaient la réputation d'être de fortes têtes. Certaines se sont suicidées au fil des ans, après la fermeture. D'autres ont gardé une forme de morgue. Tour des dernières plans sociaux, par exemple à Seaquist, qui fabrique des bouchons en plastique.


16 - La toile d'araignée.
Journée-type, couchée 23 h 30, levée 4 h 30. F. passe en revue de petits contrats fatigants, pavés d'humiliations. Bagarre évitée avec une fille qui lui a lancé un seau au visage. Passage à la casse auto, au milieu des friches industrielles de Blainville-sur-Orne. Inquiétude au ferry : l'Etat a versé 150 euros, on a peur que ce soit une erreur. Vacation dans une entreprise de routiers : F. trime pour chasser une couche brune de crasse, mais le lendemain tout est revenu.


17 - Le train de l'emploi.
Entretien pour Tempête Blanche, une nouvelle entreprise de nettoyage, fondée par une femme dynamique, Barbara Netti. Possibilité de CDI à 35 heures, alors que le code du travail est rarement respecté dans le nettoyage. Passage au Salon de la propreté, au Centre des Congrès de Caen. F. écoute un entrepreneur-star du coin, M. Nardon, mais tombe sur des gens de l'Immaculée. Elle retrouve ensuite Philippe, qui porte une cravate, car son fils passe l'après-midi chez les parents d'un copain friqué. Le tracteur ne passe pas le contrôle technique.


18 - La ZAC.
Levé tôt, conduite au radar pour travailler dans la ZAC de Caen avec une nouvelle équipe, notamment la dynamique Marguerite. Un coup de fil inespéré pour une entreprise, Caen-Net, mais sur une pulsion étrange, F. refuse une offre en or. Dans la ZAC, une galère, et F. fait une grosse bêtise : elle renverse son seau. Le lendemain, l'Immaculée lui dit qu'elle va se passer de ses services.


19 - Mimi.
Un nouvel uniforme a été distribué à l'équipe du ferry, des filles improvisent un photoshoot sur le parking. F. apprend que Mimi, la fille la plus impeccable du groupe, est en fait un transsexuel, et ça ne gêne personne. Le petit Germain, un garçon bourré d'humour, continue ses plans de réorientation professionnelle. Réunion Pôle Emploi complétement vide, qui a seulement pour but de radier ceux qui ne s'y présentent pas. Philippe lui annonce qu'il a rencontré quelqu'un.


20 - Le CDI.
L'Immaculée a repris F., finalement. Mme Tourlaville, une collègue, ne donne plus de nouvelles. Les règles de rémunération changent : les filles sont payées au bungalow et plus à l'heure. M. Mathieu fait une crise d'autorité. Virée avec Victoria sur la friche de la Société de Métallurgie de Normandie, dont il ne reste rien. Finalement Marguerite prend contact avec F. on songe à lui proposer un CDI.


Epilogue, F. raconte être revenue voir les personnes avec qui elle avait travaillé, un an plus tard.

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le 23 juin 2021

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