Le problème à trois corps : quand la lourdeur du passé chinois pèse sur l’imagination

La trilogie marque une véritable apogée de la science-fiction chinoise. Difficile de se l’attaquer d’une manière multifacette à cause d’un très grand nombre des idées scientifiques aussi ‘’dures’’ que fertiles d’imagination développées par un auteur amateur. A travers le compte rendu du contact de la race humaine avec une civilisation extra-terrestre, Liu nous a révélé une possibilité très pessimiste du sort de notre espèce. Le nombre potentiel indéchiffrable des civilisations dans la galaxie représente, selon lui, une menace existentielle pour notre planète d’azur.


Une des ambitions majeures du genre de la science-fiction est de réfléchir sur la question étique d’une société donnée sous des conditions extrêmes. Certes, la littérature dit « mainstream » traite aussi le sujet de la morale dans la vie socio-politique, mais sous les conditions normales, telles discussions touchent très difficilement la situation extrême de la condition humaine. En intégrant des perspectives futuristes, la science-fiction peut pourtant conduire la réflexion de la question étique jusqu’à l’extrême limite de la nature humaine.


Cette trilogie est une telle œuvre qui nous mène vers réflexion. Est-ce une bonne idée de chercher activement des autres espèces intelligentes dans l’espace ? Notre première rencontre avec les extra-terrestres, comment va-t-elle se passer ? Est-ce qu’ils vont nous montrer des bons gestes ? Et si, comme beaucoup de scientifiques en ont eu confiance, nous ne sommes pas seules dans une galaxie riche de quelques centaines de milliard d’étoiles, pourquoi nous n’avons encore pas trouvé des traces laissés par nos voisins dans l’univers, alors que la galaxie où se trouve le système solaire a vécu déjà une histoire de dix milliards d’années ?


Un univers terrifiant pour la race humaine
Si vous faites partie du néophyte de la science-fiction, vous trouverez dans la lecture des inspirations passionnantes en pensant à ces questions. En fait, en proposant quelques hypothèses fondamentales, Liu a fait en sorte de construire un modèle d’explication des relations inter-civilisationnelles à l’échelle spatiale.


Hypothèse 1 : La survie est la priorité primordiale d’une civilisation ;


Hypothèse 2 : La totalité des ressources dans l’ensemble de l’univers reste constante, alors que les civilisations tendent à s’étendre dans l’espace.


A cause de la vaste distance entre deux sociétés dans l’univers, la nature de leur communication montre deux caractéristiques particulières :
A. Une chaine de méfiance. Notre prise en connaissance de l’existence d’une autre civilisation nous fait automatiquement supposer une menace existentielle. La raison est simple. Même si l’autre est une civilisation pacifique par nature, nous ne savons pas s’ils nous considèrent aussi comme pacifique ; Même si par chance, ils nous prennent pour quelqu’un de gentil, nous ne savons pas comment ils estiment ce que nous pensons de leur intention. Cette chaine de méfiance peut en fait se prolonger indéfiniment, puisque la gigantesque distance rend tous les efforts de communication sans signification, ce qui est différent des dialogues entre deux états sur la Terre. Et à cause de l’hypothèse 1, nous ne pouvons pas risquer notre survie en supposant automatiquement la nature bienveillante de l’autre.


B. Possibilité de l’explosion technologique. Compte tenu la vaste distance (très souvent des centaines ou des milliers ou même des millions d’année-lumières) entre deux sociétés, le vaisseau spatial envoyé par la civilisation A (on suppose dans ce cas, la civilisation A est beaucoup plus technologiquement avancée que la civilisation B), malgré une vitesse équivalente de la lumière, prendra des siècles ou des millénaires pour gagner le système solaire où habite la civilisation B. Et pendant ce temps immense, cette dernière possède plein de potentiel de développer sa technologie jusqu’au dépassement du niveau de la civilisation A quand le vaisseau de A enfin arrive chez B. La Terre, peut en fait être un exemple du B, car le développement de notre technologie n’est pas du tout linéaire, la vitesse du progrès scientifique ne cesse pas à accélérer depuis quelques siècles. Si une espèce extra-terrestre avancée nous a découvert à l’an 1000, ils ne pouvaient pas assurer qu’ils seront toujours plus avancés que nous à l’an 2016. Les progrès scientifiques à vitesses différentes rendent leur voyage chez nous très dangereux.


Une fois les deux hypothèses et les deux concepts acceptés, l’univers devient tout de suite un jungle Hobbesien. Dans cette « forêt noire », les civilisations les plus avancées détruisent les plus primitives dès qu’elles les découvrent d’une part, et cachent leurs propres positions dans l’espace d’autre part. Voici le dessin d’un univers cauchemardesque que nous a offert Liu.


La gravitation d’un passé chinois
Sans révéler l’histoire du livre, le premier contact de notre civilisation avec notre voisin du système de Trois Corps (le système du Centaure, où il y a trois étoiles) fournis une étude de cas pour cette théorie de « forêt noire » proposée par Liu. Aussi fasciné que terrifié non seulement par sa description de l’infériorité de la civilisation humaine, mais surtout par sa vision pessimiste de la perspective de toutes les civilisations intelligentes dans cet univers, je ne cesse à m’interroger sur les racines culturelles et historiques de cette vision de l’univers. Après une lecture complète de la trilogie dans sa version originale en chinois, un parallèle avec la trajectoire douloureux qu’a pris la Chine contemporaine me semble pertinent.


Le livre corresponds à l’histoire contemporaine de la Chine depuis 1840, c’est-à-dire un siècle d’humiliation face à l’expansion de l’Occident. Aussi omniprésent dans le livre que dans la vraie histoire, le grand thème est ‘’quand la civilisation arriérée rencontre la civilisation avancée’’. Un petit extrait du livre le résume très bien :


L’enquêteur : Etes-vous familière de la civilisation trisolarienne ?
Ye Wenjie : Non, nous n’avons eu accès qu’à des informations très limitées. En fait, hormis Mike Evans et les autres leaders adventistes qui ont intercepté les messages trisolariens, personne ne possède de détails réels et précis sur leur civilisation.
L’enquêteur : Alors d’où vous vient votre espoir ? Comment pouvez-vous savoir qu’ils seront en mesure de réformer et d’améliorer la société humaine ?
Ye Wenjie : S’ils sont capables de traverser les étoiles pour venir jusque dans notre monde, cela indique que leur science a déjà atteint un niveau très avancé. Une société avec un tel niveau scientifique doit avoir de hauts standards moraux.
L’enquêteur : Pensez-vous que cette conclusion est elle-même scientifique ?
Ye Wenjie : (Silence)
L’enquêteur : Permettez-moi de deviner : votre grand-père était persuadé que la science pouvait sauver la Chine, il a très profondément influencé votre père, qui vous a influencé à son tour.
Ye Wenjie : (Poussant un soupir silencieux) Je ne sais pas.


Voici la question centrale dans ce grand thème : Est-ce qu’une société dont la science a atteint un niveau avancé possède certainement de hauts standards moraux ? C’est une question abordée par plusieurs générations des intellectuels chinois, et la réponse à laquelle déchire ces derniers et crée souvent des camps politiques adversaires. Un petit tableau nous montre bien le parallèle entre la réaction à l’invasion des extra-terrestres et celle des Occidentaux :
La trilogie Histoire de la Chine
Civilisation avancée Civilisation Trisolarienne L’Occident
Civilisation arriérée La Terre La Chine
Les intellectuels dans la civilisation arriérée (les pionniers) L’OTT (l’organisation terre-trisolaris) Les modernisateurs (réformistes, révolutionnaires, le parti nationaliste, le parti communiste, etc)
Les radicaux des pionniers Les adventistes ex : Mike Evans Adhérents d’une occidentalisation/soviétisation totale
Les modérés des pionniers Les rédemptoristes ex : Ye Wenjie « importer la technologie occidentale et garder la substance des valeurs chinoises » (中体西用) slogan des réformistes de la dynastie de Qing ; le socialisme avec des caractères chinois


L’ensemble de l’OTT (organisaton terre-trisolaris) signifie en fait les modernisateurs chinois depuis la défaite de l’Empire du Milieu dans la Guerre de l’Opium. Ces intellectuels sont les premiers touchés des idées occidentales. Si on change les mots ‘’OTT’’, ‘’la race humaine’’ par les mots ‘’modernisateurs’’, ‘’la Chine’’, l’extrait suivant se lit naturellement :


L’OTT (les modernisateurs) était une organisation de bourgeois intellectuel. La majorité de ses membres était issue de l’intelligentsia, et comptait un nombre non négligeable des représentants des élites politiques et économiques. L’Organisation (les modernisateurs) avait tenté de ‘élargir à un plus grand public, mais ces efforts s’étaient révélés vains. Peut-être les gens ordinaires n’avaient-ils pas une compréhension aussi fine que l’intelligentsia du mal profond de l’humanité (la Chine). Plus important encore, leur pensée étant moins influencée par la science et la philosophie modernes, ils éprouvaient un écrasant sentiment d’identification à l’égard de leur espèce. Trahir la race humaine dans son ensemble leur était inconcevable. Au contraire, beaucoup de membres de l’élite intellectuelle tentaient de dépasser les simples perspectives anthropocentrées. La civilisation humaine (chinoise) avait enfin donné naissance en son propre sein à une puissante force aliénée.


Comme dans le roman les membres de l’OTT se disputent sur la stratégie, les modernisateurs sont aussi divisés dans deux camps principaux : ceux qui veulent une occidentalisation ou soviétisation totale de la Chine et ceux qui revendiquent l’appréciation des particularités chinoises dans cette campagne de ‘’apprendre l’Occident’’. Pour ceux qui connaissent un peu l’histoire de la Chine, c’est très facile de trouver quelques traces. Les adventistes sont les élites culturelles inspirées par le mouvement de mai quatre, dont l’écrivain Lu Xun est un représentant. Féroces attaques contre la tradition confucéenne, ils voient les valeurs des Lumières avec une passion religieuse. Dans les années 80 quand la réforme économique est au grand jour, cette tendance est encore une fois révélée même par certains cadres au sein du Parti, qui expriment l’envie de ‘’être colonisé pour encore 300 ans’’. Un parallèle avec les adventistes de Evans qui voulaient la destruction totale de l’espèce humaine est alors évident.


Le héros du livre est sans doute Ye Wenjie. Le ton de l’auteur est en fait subtil. Quand Evans, le leader des adventistes est traité comme un grand méchant par Liu, Ye, qui fait aussi partie de l’OTT, obtient une certaine sympathie de la part de l’auteur. Cela implique peut-être l’attitude compliquée de l’auteur envers les rapports entre la Chine et l’Occident. Ye voulait une approche plus modérée, qui transforme et améliore la nature humaine par une civilisation plus avancée, tout en préservant la survie de notre race. Mais la question posée par l’enquêteur semble avoir touché le cœur du problème : est-ce que la civilisation technologiquement plus avancée est vraiment plus morale et civilisée que nous alors mérite une reproduction complète ? une question qui torture encore les cerveaux des intellectuels chinois d’aujourd’hui.

Wanglunyu
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le 20 déc. 2016

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