Dans son deuxième ouvrage, publié à La manufacture de livres en 2022, Tiphaine Le Gall propose, dans un roman parfois puissant mais souvent maladroit, l’introspection digressive et trop érudite d’une femme qui perd peu à peu pied dans sa vie bien ordonnée. Reste que le style qui s’y déploie, beau, incisif et affirmé, ne peut laisser indifférent.

Le Principe de réalité ouzbek repose sur un dispositif énonciatif très particulier : une femme, relativement jeune, professeure agrégée de lettres modernes à Brest, a vu sa candidature refusée par le lycée français de Tachkent (Ouzbékistan). Le livre se fait alors la réponse que la narratrice, dont on n’aura jamais le prénom, écrit à la directrice de ce lycée, anonyme elle aussi. Elle explique, dans cette réponse, que quoi qu’il arrive elle acceptera le poste.

Il faut donc, d’emblée, accepter ce postulat, certes au premier abord profondément novateur, d’un mail de deux cents pages. Il faut aussi accepter les apostrophes incessantes de la narratrice à sa destinataire, accepter de la voir imaginer à cette directrice une vie et de faire d’elle, finalement, un personnage-prétexte, presque un double d’elle-même, à l’épanchement de ses sentiments et de son mal-être profond, qui ne pourra être guéri que par ce départ, nécessaire, pour l’Ouzbékistan. Le livre ne quitte donc jamais Brest, et il est possible, d’ailleurs, que Je ne finisse jamais par partir. Nulle trace ici de la vie étrange et syncrétique d’un pays d’Asie centrale, donc, mais bien plutôt le récit que fait cette femme des derniers mois qu’elle vient de vivre : le délitement de son couple, le désintérêt progressif qu’elle porte à ses enfants, le temps qu’elle a passé à préparer l’agrég, sa relation extraconjugale, ses élèves que le cours de français n’intéresse évidemment pas…

Cela étant posé, allons plus loin : mon expérience de lecture du Principe de réalité ouzbek est assez particulière. D’abord parce que l’idée qui fonde le livre, cette femme à qui l’on refuse un poste et qui refuse ce refus, cesse bien vite de tenir debout. Admettant que le lecteur se mette à la place de la directrice de ce lycée, comme les nombreuses interpellations l’invitent sans doute à le faire, la réaction naturelle que l’on aurait serait de supprimer ce mail, sans aller au bout. De fait, le reproche majeur que l’on peut faire à ce Principe est que sa narratrice est une femme profondément antipathique. Il y a quelque chose d’insupportable dans sa façon de conjecturer, d’un petit ton assertif, la vie de son interlocutrice et de tenir ce qu’elle a inventé pour acquis, sans jamais une once de distance ou de second degré :

« Vous me direz que vous ne voyez pas ce dont je veux parler, et je vous crois volontiers : vous êtes une femme pondérée, et il vous déplaît d’imaginer une force mue par un principe supérieur qui régirait une partie de votre existence. L’idée vous dégoûte même un peu, tant votre besoin de contrôle est grand (c’est tellement évident : à voir l’ordre suspect qu’il y avait sur votre bureau). Pensez à cela n’a rien de rassurant, mais demandez-vous tout de même ce que vaut une vie timorée à l’ombre de ses aspirations profondes. » (117)

Quelle envie peut-on avoir de continuer à écouter les états d’âme d’une personne, qui nous traite avec un mépris pareil ? Car on peut bien parler de mépris : le Je n’a de cesse de se moquer de la vie bien rangée de cette directrice, d’ironiser, de la critiquer. Et cela est loin d’être sans importance, puisque ce livre est présenté par l’éditeur comme un « roman épistolaire à une voix », or, dans l’épistolaire, la question du destinataire est fondamentale et ne peut être négligée. Un tel traitement de la destinataire ne peut que nuire à la lecture du livre : comment peut-on adhérer à cette idée que la directrice va lire le mail alors même qu’à sa place n’importe qui aurait arrêté ?

D’autant que la narratrice est elle-même cette figure de la bourgeoise privilégiée (rappelons qu’elle est agrégée, qu’elle a une famille et une vie semblant se résumer à « boire des verres » dans le port) avec des problèmes qui n’en sont pas vraiment, ou alors tellement, tellement banals… Mais l’idée que la directrice telle que le je l’imagine soit en fait son propre miroir, pour intéressante voire fascinante qu’elle soit, n’est qu’esquissée, ébauchée, et demeure une piste de lecture qu’on peut avoir vite fait d’estimer insuffisante.

Pendant les cent trente premières pages, la narratrice joue avec ce que l’on pressent en définitive assez vite, la révélation de la relation extraconjugale qu’elle a eue avec un autre homme que son compagnon Mathias. Tout cela pour si peu, a-t-on envie de soupirer : quel besoin la narratrice a-t-elle de développer ainsi à l’infini son mal-être si normal, si éculé dans un traitement littéraire ? On regrette que tout soit à ce point gris dans sa vie, juste moyen. Médiocre un peu. La réalité est désespérément brestoise. La narratrice elle-même le reconnaît : elle a une « vie minuscule » (117).

La discrète référence à Pierre Michon permet de passer à un autre problème important de ce livre : il semble que la narratrice (et, derrière elle, l’autrice) ne puisse s’empêcher de montrer qu’elle est agrégée de lettres modernes et qu’elle a des connaissances en philosophie, à tel point que c’en est épuisant.

Si la vie minuscule était discrète, bien amenée et, surtout, pas soulignée comme « référence », tel n’est pas le cas d’un Spinoza, d’un Ricœur, d’un Platon, et j’en passe. Ils arrivent souvent en fin de paragraphe, pour illustrer, conceptualiser, thématiser, que sais-je, un développement qui se tenait très bien seul. Le plus amusant, c’est sans doute la disproportion entre les références et les citations. Parfois l’écart reste acceptable, malgré les gros sabots (deux points, à la ligne, retrait, italique) avec lesquels avance la narratrice qui, dans une tempête, dit avec solennité : « Alors j’ai pensé à Lucrèce. » (71) ; parfois nous avons donc droit à des passages qui sont presque grotesques. Alors que son compagnon a fouillé dans ses journaux intimes (situation déplaisante mais si ordinaire), elle écrit :

« C’est tout ce que j’ai pu lui dire. C’était une supplique sortie tout droit de l’âme de la tragédie. Une lamentation de chœur antique, quand les héros de Sophocle comprennent qu’ils sont pris dans un engrenage tragique, et découvrent qu’ils peuvent s’agiter tant qu’ils veulent, ils peuvent s’agiter dans tous les sens, ils savent que ça ne sert à rien, que leurs petites gesticulations sont vaines, qu’ils continueront à dégringoler inexorablement, et pourtant ils essaient, ils crient, ils résistent, ils protestent. » (65)

Mais non, désolé, a-t-on envie de lui dire, ce n’est pas parce que ton mec a lu tes carnets que tu es Jocaste ou Antigone. Bien sûr, s’il arrive que la comparaison desserve l’héroïne, elle peut aussi être très juste (Mrs Dalloway, 86) ; mais c’est (deux points, à la ligne, retrait, italique) le roman lui-même qui pâtit de ces incessants parallèles : dans un roman sur l'amour, fallait-il vraiment prendre le risque de convoquer Aurélien ?

Cette érudition qui parfois confine à la cuistrerie, hélas, est d’autant plus regrettable qu’elle empêche de savourer pleinement les passages où les références littéraires sont le mieux exploitées, où elles servent le développement du personnage, de sa vie : ainsi les pages centrales sur Nicolas Bouvier témoignent-elles d’une expérience sincère et personnelle de l’auteur, que la narratrice s’est véritablement approprié (104). De même, l’analyse de Racine, ou plus encore celle de Desnos arrive à point nommé et malgré des lieux communs sur les élèves débiles qui ne s’intéressent plus qu’à leurs téléphones, c’est une belle réflexion sur l’enseignement qui y point, sans pour autant sacrifier la dynamique du roman – c’est même l’inverse (128 et 184).

L’un des problèmes les plus embarrassants du Principe de réalité ouzbek fait peu à peu jour : sa narratrice se trouve constamment dans l’explication et semble vouloir éviter la monstration, perdant alors sa force potentielle. Dès que les capacités d’analyse et l’intelligence du lecteur se trouvent mobilisées, dès qu’on ne lui offre plus des explications déjà prêtes, c’est là que le roman s’élève vraiment à un niveau supérieur. C’est l’effet qu’a eu, au moins sur moi, la fin du livre. Je pense qu’il y a une possibilité, mais je ne sais si elle était voulue par l’autrice, que la narratrice ait, effectivement, tout inventé, que sa relation amoureuse avec Ismaël n’ait jamais eu lieu : alors la réalité se trouve vraiment « questionnée », ainsi que le souhaite Tiphaine Le Gall, alors on relit ces deux cents pages avec en tête l’idée que c’est une femme complètement désemparée, à la limite de la folie, qui les a écrites. Certes, la narratrice semble désamorcer cette conclusion en affirmant à deux reprises, avec un soulignement et un isolement typographiques par le retour à la ligne « Je ne suis pas folle. » (157), précédant un développement qui accuse ceux qui « taxent l’autre d’anomalie dès lors qu’ils ne le comprennent pas » (157). Mais c’est l’incertitude finale, le vertige possible de ce qui deviendrait un vaste tissu de mensonges et d’affabulations (justifiant alors la passion de la narratrice pour les conjectures absurdes), qui ne nous fait pas regretter d’être allé au bout du livre et de ne pas avoir mis le mail à la corbeille.

Il aurait été dommage de s’arrêter, en effet : c’était prendre le risque de manquer de très, très belles pages – car Tiphaine Le Gall a un style, une voix extrêmement singuliers et, à lire, parfois bouleversants. Par son écriture passent des émotions extrêmement fortes, extrêmement belles, qui ont su trouver une résonnance particulière en moi à la lecture.

Les passages sur le sentiment de la perte, cette sensation d’avoir perdu quelque chose, sans savoir même quoi, et d’en pleurer – et la justesse dans l’expression de ces larmes : « Ce n’étaient pas des larmes de complaisance, pas non plus des larmes pour se vider d’un trop-plein ; c’étaient des larmes autonomes, qui coulaient d’elles-mêmes, sans mon consentement, sans me soulager de rien. » (87)

« Ces moments intimes où l’on éprouve le sens grave du mot « désormais » » (191).

La réflexion sur le langage, les mots qui perdent leur sens ou leur usage pour leur proximité avec d’autres (133), ou les réponses qui perdent leur vérité à force d’être répétées, « des mots tant de fois formulés qu’ils en perdent, même pour moi, leur force évocatrice » (96) : là encore, l’autrice et son double touchent à quelque chose de réel.

Le Principe de réalité ouzbek n’est jamais plus exact que lorsqu’il se fait vraiment une œuvre de la modernité : les réflexions générales sur l’amour, telles qu’on les connaît et telles qu’on a pu les écrire déjà mille fois, sont bien moins touchantes que les pages l’attente d’un SMS qui répondra à celui que l’on a envoyé, et que l’on n’aurait pas dû envoyer, cette attente où l’on se monte la tête en imaginant toutes les issues possibles, mais généralement les plus pessimistes (131).

C’est dans ces pages où seules résonnent les pensées de la narratrice, la voix de l’autrice, sans affèteries énonciatives, sans références intempestives, c’est finalement lorsqu’il est le plus simple que le roman est le plus puissant.

Poivron-du-parc
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le 21 juil. 2023

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Gédéon

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