L’indépendance est une notion vague et flottante. Elle peut être esthétique, politique ou commerciale, voire – dans le meilleur des cas – les trois simultanément. Elle demeure cependant relative et tributaire d’un écosystème (agents, journalistes, librairies, etc.) qui la préfigure et l’encadre autant qu’il la conditionne. Pierre Bourdieu a en son temps évoqué une scission du champ littéraire, confrontant valeur commerciale et symbolique, produits marchands de masse et avant-gardistes de niche. Dans Merchants of Culture, le sociologue John B. Thompson se réapproprie la terminologie de Bourdieu et identifie cinq types de capitaux inhérents à la chaîne du livre : économique, humain, social, intellectuel et symbolique. Ces distinctions théoriques sous-tendent l’essai de Julien Lefort-Favreau et guident sa réflexion. Ce dernier note, dans un énoncé édifiant : « L’indépendance est donc le nom d’un compromis entre les discours et l’argent ; mais aussi entre un idéal, celui de diffuser l’art et les idées, et un système économique qui y fait obstacle ; plus encore, entre un secteur économique, celui de l’édition, qui fonctionne de manière relativement archaïque dans certaines de ses franges, et le capitalisme de plateforme ; finalement, entre différents pôles de ce secteur économique (le secteur éditorial et les indépendants). »


Plusieurs cas particuliers permettent de mieux appréhender les imbrications en jeu. Prenons l’exemple d’Actes Sud, qui a l’habitude de revendiquer une indépendance dont son régionalisme et ses origines modestes constitueraient autant de preuves irréfutables. Julien Lefort-Favreau rappelle à raison que le groupe arlésien a un chiffre d’affaires de 65 millions d’euros, une tendance éditoriale généraliste et qu’elle cherche davantage à « délocaliser le pouvoir plutôt qu’à l’abolir », comme en témoignent ses nombreuses acquisitions. Si la pluralité de ses collections lui offrent un capital symbolique indéniable, sa place centrale dans l’économie d’Arles et ses quelque milles nouveautés par an en font un mastodonte tentaculaire assez loin de l’image que l’on se fait d’une petite structure indépendante engagée politiquement ou se plaçant à l’avant-garde littéraire. Autre cas intéressant, celui de P.O.L. Bien qu’inféodé à Gallimard et titulaire de prix littéraires, l’éditeur parisien continue de fonctionner sans comité de lecture et avec une indépendance esthétique sans cesse renouvelée. Pour Gallimard, P.O.L constitue une caution intellectuelle et symbolique forte, mais aussi un centre d’expérimentation important. Julien Lefort-Favreau fait par ailleurs état de « zones intermédiaires » aménagées dans son catalogue. Pour subsister, la maison d’édition a besoin de certains auteurs plus « classiques » tels qu’Emmanuel Carrère.


Le « luxe de l’indépendance » jeté en pâture dès le titre de l’ouvrage passe aussi par un principe de péréquation interne aux catalogues : certains ouvrages rentables subventionnent de fait d’autres moins rémunérateurs et parfois plus avant-gardistes. La librairie indépendante constitue également un maillon essentiel de la chaîne, mais, comme le démontre amplement Julien Lefort-Favreau, elle fait les frais d’un processus de gentrification qui touche certains centres urbains. Et l’auteur de rappeler qu’en 2010, on comptait dix fois moins de librairies à New York qu’après la Seconde guerre mondiale. L’opuscule réserve en outre une place de choix à Éric Hazan et André Schiffrin, « emblèmes d’une radicale indépendance ». Leur histoire et leur opposition commune à la concentration éditoriale font l’objet d’un chapitre spécifique. Le premier est le fondateur des éditions La Fabrique, connues pour leur autonomie engagée et critique. Quant au second : « Ce que Schiffrin raconte dans ses livres, c’est le récit de la désintégration de l’indépendance. D’abord de la sienne comme éditeur, puis, plus largement, de l’indépendance éditoriale au sein de groupes qui, jusque-là, garantissaient une forme de liberté. Et de manière générale, de l’indépendance intellectuelle, à mesure que la censure économique érode la liberté d’expression. »


Dans ses conclusions, Julien Lefort-Favreau ne se montre pas des plus optimistes. Il souligne que « la censure du commerce est plus puissante que jamais et […] fragilise dangereusement l’écosystème ». « Il n’est pas trop tard, mais presque. Ce livre est né d’un sentiment diffus, et pourtant persistant, que la culture est sur le point d’être engloutie dans un vortex d’algorithmes. » Il en appelle enfin aux aides publiques, à la formation de sociétés sans but lucratif, à la lutte contre la gentrification et à la pérennité de l’ensemble des acteurs du livre. « La défense de l’indépendance n’est pas une responsabilité que l’éditeur assume individuellement, sinon elle devient vite un vain idéal personnel. Ce n’est pas l’indépendance de chaque agent du champ qui compte : c’est celle de l’ensemble des intervenants du champ éditorial. »


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Cultural_Mind
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le 21 mars 2021

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