Une découverte fort intéressante suite à la lecture de la critique d'un de mes éclaireurs (@jaklin) …

L'Albanie, petit pays montagneux de l'Europe centrale coincé entre la mer Adriatique, la Grèce et l'ancienne Yougoslavie, obscurci par la chape de plomb stalinienne qui l'a longtemps recouvert … Ismaïl Kadaré, que je découvre aussi, nous parle de son peuple rude et fier, obstinément accroché à sa terre, ancré dans ses traditions et ses chants … Mais il en parle à travers les yeux d'étrangers. Oui mais quels étrangers ! Des étrangers qui avaient tenté d'écraser ce pays sous leurs bottes, il y a une vingtaine d'années.

Un des problèmes d'une guerre, c'est qu'elle se déroule toujours quelque part. Et quand ce "quelque part" est un pays étranger, ennemi de surcroît, les dépouilles des soldats qui y sont tués restent sur place … Les familles du pays envahisseur ne peuvent ainsi faire leur deuil ou honorer leurs morts.

D'où la mission de ce Général d'un pays, qu'on devine être une des puissances de l'Axe, d'aller récupérer, vingt ans après la fin de la guerre, ce qu'il reste des valeureux soldats et les ramener vers la mère patrie… Au-delà de l'accueil officiel et bienveillant du gouvernement albanais, soucieux de ménager l'avenir et les relations avec l'ancien ennemi, le Général va vite se rendre compte que rien n'est oublié au bout de vingt ans. Il n'y a pas de pardon possible contre les exactions commises par l'occupant tel le point d'orgue du roman où le Général se trouve face à face avec une vieille femme, Nice, lors d'une noce à laquelle il s'est invité, se croyant, à tort, n'être qu'un homme ordinaire parmi les albanais. Il découvre que le fameux colonel Z dont il n'a jamais pu retrouver les restes, en avait tué le fils, en avait violé la fille qui, sous le poids de la honte, s'était tuée. Et c'est cette femme, Nice, qui avait tué de ses propres mains ce colonel infâme et qui jette aux pieds du général un sac d'os. Le colonel Z, ce héros vénéré par sa famille, avait été enterré sur le pas de sa maison et était piétiné tous les jours …

Le livre est une réflexion puissante sur le caractère dérisoire et même absurde de cette quête. Il questionne même sur l'orgueil attaché à cette mission qu'on pourrait comprendre comme une revanche sur la défaite, de la part du Général. Bien que Kadaré ne le dise pas explicitement, il se pourrait bien que cette mission soit peut-être aussi une nouvelle profanation de la terre albanaise ; je pense à la scène obsédante du stade où se déroule un match de foot, à la jeune fille en bleu qui ne regarde que son fiancé qui joue et ne se préoccupe pas des excavations autour du terrain pour en extraire des ossements ; je pense aussi au contremaître albanais des travaux de terrassement qui meurt infecté par ces ossements.

À la fin de ma lecture, j'ai jeté un coup d'œil à la préface du roman écrite par un certain Eric Faye qui évoquait le grec Eschyle comme source d'inspiration de Kadaré, avec une de ses premières tragédies "les Perses". Outre que c'est tout-à-fait passionnant de jeter un pont sur 2500 ans d'Histoire, cela renforce singulièrement le roman de Kadaré sur la vanité des peuples, sur l'absurdité des guerres commandées par l'orgueil d'une poignée d'hommes qui sont finalement parfois les seuls à s'en tirer et à en tirer un avantage.

En effet, d'abord le roman de Kadaré est construit comme "les Perses". Eschyle raconte la défaite de Xerxès et la destruction de son armée à Salamine à travers les yeux épouvantés des vieillards de Suse, la mère du Roi et l'ombre de Darius. Il n'y a pas un seul personnage grec dans la tragédie.

Quand Xerxès, seul survivant, revient à Suse, il a à répondre à la terrible question des vieillards de la cité "Qu'as-tu fait de ton armée" qui revient à dire "qu'as-tu fait de la jeunesse perse" à laquelle il n'y a évidemment pas de réponse sinon des lamentations.

Le roman de Kadaré se situe dans le prolongement de la tragédie avec cette volonté du retour des morts et de laver la honte de la défaite. Mais comme dans la tragédie, cette volonté est absolument vaine. Les morts restent sur place et on ne ramène qu'une pitoyable armée de sacs d'os.

Roman étrange et fort intéressant où, au-delà de l'aventure de l'armée morte, Ismaïl Kadaré rend un bel hommage à son pays, l'Albanie et à son peuple.

Avis publié le 11/02/23

Modifié le 13/02/23

JeanG55
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le 13 févr. 2023

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