Le Dindon
7.3
Le Dindon

livre de Georges Feydeau (1896)

Vengeances ciblées de femmes trompées

À trop vouloir cocufier, on manque son objectif. Telle pourrait être la morale que Pontagnac, le « dindon » (de la farce) de cette pièce, serait bien inspiré de tirer de ses mésaventures. Ce séducteur chevronné, bien que marié, poursuit jusque chez elle une femme (qui n’est pas la sienne, mais celle de son ami Vatelin) afin de la culbuter sans y mettre des formes excessivement romantiques. D’un autre côté, Rédillon, moins audacieux, est lui-même épris de cette femme (qui n’est pas la sienne non plus), et voit donc Pontagnac comme un rival.


Donc, en vedette, trois hommes : Pontagnac, Rédillon, et Vatelin ; et trois femmes : celle de Pontagnac ; Lucienne, celle de Vatelin ; plus une ancienne conquête british de Vatelin, Maggy Soldignac. Madame Pontagnac et Lucienne veulent rester fidèles à leurs époux, sauf dans le cas où elles auraient la preuve de leur infidélité ; si une telle preuve leur était fournie, elles se vengeraient en cédant aux sollicitations du premier venu. Œil pour œil... Pontagnac et Rédillon vont se mettre en peine pour fournir à la dame qu’ils convoitent de telles preuves, escomptant bien que le désir de vengeance amoureuse de ces dames se portera sur leur libido personnelle.


On se doute qu’avec un si grand nombre de couples croisés (les légitimes et les illégitimes), il faut bien du talent à Feydeau pour ne pas se répéter : les modalités des approches de séduction, le type de relations entre les partenaires doivent être aussi variés que possible. De fait, Feydeau évite une partie de l’écueil en mettant certains couples davantage en valeur que d’autres : Pontagnac, après une phase de quasi-agression amoureuse assez enlevée, devient nettement plus pâle dans l’intrigue pendant une longue période, tout affairé qu’il est à mettre sur pied un complot pour prouver à Lucienne que Vatelin la trompe. Pontagnac est assez prestement dépeint comme un cynique sans grande morale courant après tous les jupons, alors que Rédillon joue l’amoureux certes calculateur, mais courtois et respectueux, ce qui annonce les bonnes fortunes qui l’attendent. On rit lorsque Rédillon, enfin gratifié des assauts des femmes qu’il convoitait, n’est plus en mesure de les satisfaire, parce qu’il lui faut le temps de récupérer d’autres exploits tout récents... Lucienne elle-même est une femme honnête et généreuse, seulement mue par le dépit d’être trompée.


Le personnage de Maggy, une Anglaise ex-maîtresse de Vatelin, est plutôt caricatural : parlant anglais et français avec des incertitudes de vocabulaire assez drôles, elle figure l’archétype de la femme accrochée à son amant à tout prix, capricieuse et comédienne. On apprendra d’ailleurs non sans étonnement que son mari est un « Anglais de Marseille », et on laisse à Feydeau le soin de définir ce que peut être cette étonnante ethnie... Armandine, une cocotte, est très directe dans ses sollicitations sexuelles, et est réputée avoir une intelligence très limitée... Gérôme, un vieux serviteur envahissant qui n’en fait qu’à sa tête pour protéger son maître...


Par ailleurs, la mécanique dramatique de cette pièce tranche un peu avec la majorité des pièces antérieures : alors que, traditionnellement, un des personnages se donne un mal de chien pour dissimuler aussi longtemps que possible ses entreprises infidèles, ici, beaucoup de choses qui auraient dû rester secrètes le plus longtemps possible sont révélées aux principaux intéressés assez rapidement. Ainsi, dès la scène 2 de l’acte I, Vatelin sait que Pontagnac drague sa femme, mais, bonne pâte, il le prend plutôt bien. De même, les deux épouses légitimes sont mises au courant rapidement des infidélités de leurs conjoints .


Bien entendu, c’est à l’acte II que tous ceux qui ne devraient absolument pas se rencontrer se lancent dans un jeu endiablé d’entrées et de sorties dans la même chambre d’hôtel, avec tous les procédés pour se dissimuler peu ou prou (être dans le lit, être dans le cabinet de toilette, s’absenter provisoirement...). Feydeau a du mal à justifier ce télescopage permanent, qui demeure la meilleure partie de la pièce : la chambre en question est quittée par les uns (qui en préfèrent une autre), occupée par d’autres, visitée par d’autres, espionnée par d’autres. Le point culminant technologico-farcesque de ce va-et-vient ébouriffant est constitué par le placement de sonneries sous le matelas d’un lit, servant de signal d’alarme supposé alerter ceux qui guettent le flagrant délit d’adultère. Échange involontaire de bagages, lettres indiscrètes qui circulent, malaises soudains de personnages qu’on croyait sortis pour un moment et qui rentrent en catastrophe...


Les dialogues sont rédigés avec une densité d’humour et de piques adressées à l’un ou l’autre, qui réjouit fortement le public. (Acte I, scène 2 : comparaison entre les affaires d’amour et les complexités de la finance). Plusieurs allusions à des pièces de théâtre ou à des opéras célèbres montrent que Feydeau écrit avant tout pour un public bourgeois cultivé. Le redressement de situation final est parfaitement invraisemblable, mais, après tant de manœuvres déshonnêtes, il a l’avantage d’être moral.

khorsabad
8
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le 9 juin 2015

Critique lue 702 fois

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