Westlake nous rend coupable par voyeurisme

Donald Westlake était un auteur compulsif, le nombre de ses œuvres se compte sur les doigts de plusieurs mains. Il a écrit dans de nombreux genres, principalement le roman noir, mais pas que. Il y a beaucoup d’humour noir et de cynisme dans ses romans. Notamment dans l'œuvre de fiction que je vais aborder aujourd’hui : Le Couperet. Car les rapports au travail ne sont pas que l’apanage de la science-fiction. Publié en 1997, il sera adapté en film en 2005 par Costa-Gravas, avec José Garcia et Karine Viard.


A travers le périple de Burke Devore pour retrouver un emploi, Westlake explore le monde fou de l’entreprise et du chômage. Violent, satirique, cynique, mais aussi délicieusement immoral et souvent drôle. Burke a tout pour lui, cadre dans une usine à papier, spécialiste de son domaine, il en tire des fruits confortables : une épouse, deux enfants, deux voitures, une maison, des loisirs… Bref, un cadre heureux de l'american way of life. Jusqu’au jour où ce qui n’arrive qu’aux autres, lui arrive à lui. Avec quelques indemnités, et des cours de “motivation”, il est licencié. Sa servilité tranquille n’aura servi à rien, sa fidélité non plus. Il faut toujours donner plus aux actionnaires. Avant lui ce furent les ouvriers, les petits salariés qui suffisaient pour nourrir les ogres, mais maintenant ce sont les cadres, souvent remplacés par l’informatique et les tableurs excel, qui doivent partir pour enrichir la machine capitaliste. C’est une guerre économique qui ne dit pas son nom. Laissant sur le bas-côté des victimes hagardes, des dépossédés qui faute de ne plus être utiles sombrent lentement dans un désespoir sans fond.


D’abord confiant, il va vite réaliser que le monde du travail n’a que faire d’un cadre de 50 ans passés. Revendre une voiture, diminuer le train de vie, Burke va devoir commencer à limiter les dépenses que jusque-là il ne comptait pas trop. Tenter de sauvegarder les apparences ? Mais à quel prix. Finies les soirées mondaines, les loisirs secondaires. Et puis arrivent les problèmes de couple, de famille. L’épouse aimante qui se tourne vers un autre pour fuir cet homme soudain devenu distant, englué dans son désarroi. Un fils qui commence à mal tourner, dont il jugera les actes sous un nouveau jour. Car Burke ouvre les yeux. Si l’analyse de Westlake est marxiste, son personnage central ne l’est pas. C’est une guerre ? Avec des vies brisées sur le bord du chemin ? La fin justifie les moyens ? Alors Burke va mettre en place une stratégie de reconquête d’un emploi. Un plan aussi violent que ce qu’il vient de subir. Le voilà se transformant en sérial killer. Puisque concurrence il y a, il va supprimer la concurrence, et supprimer celui, qui selon ses critères, occupe SON poste, celui qu’il convoite pour tout retrouver de sa vie d’avant. Il se transforme en RH pour cibler ses victimes, et passe à l’action.


Il faut bien l’avouer, il est difficile, malgré ses actes, de jeter l’opprobre sur cet homme décidé à ne pas mourir sans rien tenter. Il est même émouvant dans son nouveau rôle de tueur empathique qui ne se considère pas comme un assassin, il met juste en place une logique de survie. Aussi froidement que les actionnaires et dirigeants qui ne se posent aucune question morale. Puisqu’ils peuvent se donner le droit d’agir en psychopathes, pourquoi se l’interdirait-il ? Dans une société qui demande en permanence de s’adapter pour garder son emploi, et donc sa vie, Burke va se suradapter. Burke n’est pas fou, il n’a pas non plus de haine, et paradoxalement, il n’est pas froid non plus. Il se sent poussé à agir presque contre son gré : "Je ne suis pas un assassin, je ne l'ai jamais été, je ne veux pas être une chose pareille, vide, sans âme et sans pitié. Ce n'est pas moi, ça. Ce que je fais en ce moment, j'y ai été contraint, par la logique des événements : la logique des actionnaires, la logique des cadres, la logique du marché, et la logique des effectifs, et la logique du millénaire, et pour finir ma propre logique."


L’écriture de Westlake est simple et limpide. On suit les pérégrinations de Burke comme on lit un journal intime. On prépare les assassinats avec Burke, les questions qu’il se pose sur ses victimes, on les partage. Et, à l’occasion de l’arrestation de son fils dont il s’est trop éloigné, on comprend l’enjeu qu’il y a pour lui en tant que père, à tout faire pour le protéger d’une justice en laquelle il ne croit plus. Et Westlake de nous offrir quelques bonnes lignes quasi anarchistes sur le procès vécu comme un office religieux. Il nous tend aussi un miroir dans lequel nous refusons de regarder. Le capitalisme a détruit le collectif, ne s’appuyant que sur les individualités qu’il met en concurrence. Car l’emploi n’est qu’un marché, un contrat n’est une transaction. Avec une valeur, une cote. Le Couperet est un pamphlet comme on en fait plus (d’ailleurs en France, je ne connais aucun auteur qui soit allé résolument sur ce terrain). Il nous rend coupable de voyeurisme en plus. L’écriture n’est pas violente, mais son contenu l’est par l’interaction qu’elle propose au lecteur. Bien sûr nous réprouvons le meutre et en même temps on reste fasciné par la logique de Burke ; qui devient de moins en moins immorale au fur et à mesure de la lecture. Et même la fin ne choque pas vraiment, elle est logique. Car si ce livre est une fiction, son dénouement est très ancré dans le réel.


Je viens de relire ce livre dans le contexte du mouvement de colère des agriculteurs, et malheureusement, elle illustre brillamment ce que Westlake veut nous faire voir. L’individualisme. Notre société ne connaît plus de combat collectif, chaque catégorie sociale œuvre pour ses propres intérêts. Ce ne sont pas des révoltes comme l’a titré la presse trop rapidement, c’est juste un coup de sang, Le signal pour ceux d’en haut qu’il est temps de lâcher un petit peu de lest pour être tranquille sans rien perdre. Les super prédateurs nous laissent nous déchirer entre nous, à peine amusés de nos tentatives maladroites de résister, un peu comme les dieux de l’Olympe jouaient avec les héros grecs. Et c’est là la plus terrible révélation du Couperet : les dirigeants et actionnaires sont hors de portée, nous ne pouvons nous entretuer qu'entre nous.


Kerven
9
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le 11 févr. 2024

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