Quand Daniel Cohen nous expose que l’idée de progrès est devenue vaine dans Le monde est clos et le désir Infini, Le capital au XXIème siècle nous le confirme, chiffres à l’appui.
La précarité que connaît l’Etat-social dans les pays démocratisés donne matière à le repenser. La frustration des sociétés reflète la panne de ce modèle dont nous sommes arrivés à bout.
Alors quelles seront les conséquences sur nos vies si la promesse du progrès nous est enlevée, si elle est devenue une idée morte ? Comment vivre dans un monde sans croissance (pas plus de 1%) alors que les perspectives de progrès sont extraordinaires ? La stagnation des revenus des salaires qui l’accompagne et de leur répartition, suivie de la hausse des revenus du patrimoine (de la rente), n’augurent rien de joyeux pour Piketty. C’est donc le moment pour lui d’analyser tout cela en profondeur…


Tels sont les problèmes de départ du livre, et Piketty entend démêler le pourquoi du comment. Comme John Stuart Mill à son époque, il se pose une question tout à fait légitime : en venant à bout des chiffres de l’histoire des inégalités, il se demande comment instituer un capitalisme plus juste. En somme, trouver l’ « intérêt général ».


Comment a-t-il procédé ? 200 ans de relevés fiscaux (Européens, Japonais et Etasuniens) passés au peigne fin. Un travail considérable qui lui donne une certaine autorité. Il nous expose sa thèse du « r>g » sans consensus.


Si certains proclament le décodeur des inégalités non communiste (dans le sens où il veut étatisé la société), je peux sans état-d'âme vous dire qu’il n’en est rien. Piketty est limite marxiste (sic !). Plus on tourne les pages, plus il se révèle. On frôle le fameux « La propriété, c’est le vol ! ». En fait il va même plus loin : non seulement le capital c’est le vol (capital et patrimoine sont liés), mais son rendement perpétue le vol initial. D’ailleurs cette remarque est un peu absurde car le propre du voleur est de voler et revoler…enfin !


En bref le discours est : « ne justifions plus les inégalités comme ça a trop souvent été le cas (la société méritocratique n’existe pas selon lui), mais combattons là !! »
Le secret du chef se trouve dans la quatrième partie du livre.


On décèlera surtout cette velléité de réduire coûte que coûte les inégalités. Il devrait lire Tocqueville. Pourtant il a lu Charles Dunoyer, qui lui aussi reconnaît la nature même de l’homme à être inégalitaire : « L’effet du régime industriel est de réduire les inégalités factices ; mais c’est pour mieux faire ressortir les inégalités naturelles » (tirée de son livre intitulé De la liberté du travail, 1845), et de continuer : « Les supériorités sont la source de tout ce qu’il y a de grand et d’utile. Réduisez tout à l’égalité et vous aurez tout réduit à l’inaction. ». Evidemment, si Piketty était Dunoyeriste, il n’aurait plus rien à écrire, et le livre s’arrêterait à la page 144. Il s’empresse donc d’ajouter « nous y reviendrons », injonction qui devient un peu irritante après sa centième apparition.


Donc Piketty penche à gauche. Mais entendez moi bien, vous, lecteurs, qui êtes au moins aussi compréhensifs que moi, cela n’enlève en rien la valeur de ce livre. Des chiffres à la pelle, statistiques, quelques formules mathématiques et des interprétations aussi intéressantes que développées. Des détails auxquels on doit le poids du livre, et en outre sa clarté et son accessibilité. En tant que débutante en sciences économiques, les répétitions (parfois acharnées) de notre ami, ne sont pas tout le temps déplaisantes. Au contraire, Piketty à le mérite d’avoir constitué un livre riche, qui mêle aussi bien l’Histoire, les concepts et théories économiques (que bien souvent il contredit), les sciences sociales, la géopolitique et même la littérature.
Littérature ? Intriguant pour un bouquin d’éco. Pas si étrange que ça finalement, puisque le répertoire choisi apporte un angle de vu nouveau sur les structures sociales. Sa réflexion sur le discours de Vautrin, extorqué (ou piké) à Balzac, est bien menée et très captivante, on lit et relit le passage. Il nous donne envie de se replonger dans la lecture du Père Goriot avec une approche différente, imprégné des cours de Piketty. Je ne vous en dit pas plus, car nous y reviendrons n’est-ce pas.


Des thèses des graphiques, des thèses des graphiques, des thèses… Bon. Très bien Monsieur Piketty, mais il y a quelque chose qui m’embête. Où est passé votre terre à terre ? Partons de choses basiques. Les théories c’est bien mais pas toujours réalistes. C’est ce que vous écriviez pourtant, et c’est pourquoi vous avez décidé d’écrire : les économistes du passé n’auraient pas eu les mêmes conclusions s’il s’étaient appuyés sur les chiffres de l’époque. Certes, là-dessus, vous n’avez pas dérogé. Cependant, vous comparez les inégalités de revenus salariaux ou du capital sans aucunes nuances, sans tenir réellement compte des changements démographiques énormes.


Alors, au revoir Monsieur Piketty, retour à la planète (inégali)Terre.
Piketty semble oublier que les inégalités sociales d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’il y a 200 ans. Nous n’en sommes plus au régime monarchique où plus de 90% de la population mourrait de faim. De plus, ne serait-ce que depuis la Belle-Epoque, la population humain a été multipliée par 5 (et multipliée par près de 8 depuis 1800). L’impact de la démographie n’est pas négligeable sur les phénomènes évoqués dans ce livre. On peut évidemment, comme il le fait, appuyer sa thèse sur la théorie de « la croissance entraîne la croissance », ou celle de « les plus riches s’enrichissent encore et encore », et d’autres raisonnements logiques que je ne conteste pas. Mais il me semble que ce pragmatisme manque à sa réflexion.


« Pour résumer », Le capital au XXIème siècle, est un livre aux grandes ambitions, rassemblant beaucoup de connaissances très utiles, mais a la vision étriquée, qui sombre dans la spirale de l’idéal égalitaire des conditions humaines : un ravin.


P.S.: Un livre que je recommande chaudement, notamment pour ses enseignements magistraux (malgré son penchant politique).

Créée

le 7 août 2016

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