Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous

Je pourrais juste écrire "Lisez-moi immédiatement ce trop méconnu chef-d'oeuvre ."


Mais je suis trop bavarde, trop expansive, j'ai trop besoin de laisser éclater mon lyrisme pour m'en tenir à une injonction succincte.


Qu'a donc ce roman épistolaire japonais, Le Brocart, publié en 1982, de si exceptionnel ?


Il présente, comme tous les très grands livres, un somptueux mariage entre le fond et la forme. La traduction de Maria Grey restitue très bien le souffle poétique de la (si complexe) langue japonaise et nous embarque rêveusement dans ce récit à deux voix qui m'a laissée sans - voix, justement.


Aki et Arima ont été mariés. Un événement aussi mystérieux que tragique - que nous découvrons avec stupéfaction dès les premières pages - les a conduits au divorce et leurs routes se sont séparées. Dix ans plus tard, ils se recroisent par hasard. Lui est seul, elle est accompagnée de son fils handicapé. Sur le moment, ils n'échangent pas un mot mais, suite à cette rencontre inattendue, la jeune femme va commencer à lui envoyer des lettres afin de faire la lumière sur les circonstances de leur séparation.


Le livre se compose donc de leurs échanges de missives, une forme de communication délicatement surannée qui trace les confessions dans une certaine lenteur et prend le temps de déployer ses messages. Le roman épistolaire n'exclut toutefois pas une certaine tension romanesque : la maîtrise de la forme est ici une réussite totale qui jamais n'occasionne d'ennui.


Le fond, ensuite. Je ne sais pas trop par quoi commencer car il est si riche et profond qu'on pourrait écrire une véritable dissertation dessus. Je dirais seulement qu'il est question de passé, bien sûr, de lever le voile sur des motivations, des choix, des personnalités - les anciens amants se dénudant véritablement par écrit - confessions qui occasionnent une passionnante réflexion sur la philosophie et la spiritualité extrême-orientale. Le karma est au cœur des échanges des personnages qui, d'une discussion intime en viennent à des pensées universelles, et se penchent sur ce principe qui veut qu'un acte négatif ait forcément des répercussions sur les événements à suivre. Aki raconte que le karma et la réincarnation lui ont été expliqués par sa grand-mère en ces termes :



Elle ajoutait qu'à n'en pas douter, de tous ces grands personnages qui, depuis l'endroit sûr et éloigné des champs de bataille où ils se trouvaient, avaient expédié à la guerre tous ces gens, pas un ne pourrait renaître sous la forme d'un être humain dans sa prochaine existence. Que ce soit les grands personnages des pays vaincus ou vainqueurs, ce serait la même chose pour tous. Assurément, tous naîtraient serpents, vers de terre ou mille-pattes. Et même si par hasard ils naissaient hommes, ils auraient certainement à subir une peine équivalente et ne pourraient être que des hommes malheureux et à la vie brève, parce qu'ils avaient commis ce crime d'envoyer des gens à la mort.



A la lumière de cette théorie, il est alors possible de saisir que tous nos actes conditionnent l'avenir. Elle permet aux personnages de mieux comprendre les chemins qui les ont conduits là où ils sont actuellement. Aki, la jeune femme s'est mariée par dépit à un austère universitaire dont elle a eu un fils handicapé; Arima est un homme torturé, dépressif, qui s'est lui aussi lié sans grande passion à Reiko, une femme dynamique et volontaire, qui finira par tirer le meilleur de lui.


Au fil de ces lettres, toutes poignantes, empreintes de la poésie si subtile et bucolique de l'esthétique japonaise, nous assistons à des changements de ton qui sont autant d'indicateurs d'une évolution intérieure des scripteurs. Nous voyons les personnages grandir, comprendre, mûrir, faire le deuil, rendre les armes, baisser leur garde pour finalement s'estimer satisfaits de leur sort, malgré les aléas et les heurts de l'existence. Le récit ne manque toutefois pas de mélancolie car décidément, il n'est pas simple de vivre naturellement serein, de faire face à ses manquements, ses faiblesses sans se décourager.


Le Brocart nous dit l'importance de faire la paix avec l'existence et avec soi, de prendre la vie comme elle va sans jamais se laisser abattre par les difficultés qui sont notre lot à tous, à différentes échelles. Il explique aussi, sans jamais se montrer docte, que le bonheur, c'est d'apprendre à savourer les menus plaisirs quotidiens, et nos petites victoires sur nos envies de renoncer.


Ce livre vous donnera envie de vivre, d'écouter Mozart toute la journée en buvant du thé, d'écrire à tous ceux avec qui vous avez maille à partir, tous ceux à qui vous n'avez pas dit certaines choses qui depuis couvent et ont envie d'éclater au grand jour.


Une certaine tristesse sourd de ces pages, mais aussi une grande lumière, de la douceur, de la bienveillance pour l'humanité. Et puis, ne sommes-nous pas tous, au fond que ce Brocart, cet unique et étroit tissage de multiples fils, comme autant de désirs contraires en quête d'harmonie ?

BrunePlatine
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le 15 avr. 2016

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