« Je vis pour des idéaux que je ne saurais expliquer, pas même à moi-même »

Côme (Cosimo) Laverse du Rondeau, nobliau qui deviendra baron d’Ombreuse (domaine dans ce qu’il m’a semblé être le Piémont italien), suite à une dispute autour d’un dîner répugnant préparé par sa grande sœur sadique, monte dans un arbre du jardin de la villa parentale, et jure de ne jamais en descendre. L’auteur, Italo Calvino le signifiera très tôt en réalité qu’il n’y aura pas de retour en arrière de la part de Côme. Je ne connais que très mal cet auteur, sachant vaguement quelques liens entre lui et le mouvement Oulipo, et ayant feuilleté trop rapidement le Chevalier Inexistant. J’arrive donc sur un terrain relativement neutre, pour découvrir ce livre qui m’a été conseillé par une collègue, comme suite bienvenue après la lecture assez lourde de L’Herbe Rouge récemment. Effectivement, il s’agit d’un récit assez fantasque où Côme deviendra un nouveau genre d’homme-animal, à la fois ancré dans la société qu’il continue de côtoyer, et à la fois en retrait de son poste d’observation haut et naturel.


Concernant le style de l’ouvrage en général, hormis quelques pointes de vocabulaire soutenu ou désuet ponctuelles, c’est une simplicité assez agréable qui règne. L’auteur prend son temps pour poser une ambiance, décrire suffisamment ce monde où évolue le personnage principal. L’astuce de ses aventures qui courent tout au long de sa vie passe essentiellement par le fait que le narrateur n’est pas Côme lui-même, mais son frère, Blaise, crédibilisant ainsi l’ensemble, car celui-ci émet de temps en temps des doutes sur la parole de Côme, ou admet ponctuellement avoir oublié tel ou tel point, formant ainsi un témoignage humanisé et plausible. Si la première partie ne m’a pas toujours convaincu sur son rythme, notamment parce que je n’apprécie pas ce qui semble être le passage obligé des descriptions, j’avais tout de même un certain émerveillement et une curiosité régulière pour grignoter un chapitre ou deux, comme le petit chocolat du soir, et découvrir comment évoluait le fameux baron perché, celui que toute la France et l’Italie semblait connaître de son vivant.


Le cadre historique est important, il s’agit de la fin de la société d’Ancien Régime en France, jusqu’à la Restauration, en passant par la Révolution et les meurtrières guerres napoléoniennes. Il y a un souci de réalisme notable qui ne vient que souligner encore davantage l’incongruité de ce noble ayant rompu avec sa famille, sa cour : seul ne lui reste que son domaine qu’il parcoure dans les arbres « avec le pas léger d’un écureuil », avec un souci de rendre cet habitat dans les branches pratique pour se nourrir, se laver, faire ses besoins, etc. Côme aura comme une évidence, un point de vue surélevé d’observateur du monde qui se déroule à ses pieds, et il s’interrogera, s’éduquera plus ou moins par autrui ou par ses propres moyens littéraires. Sans entrer dans le détail, ses congénères s’habitueront à lui, très vite il fait la rencontrer de sa jeune voisine, Violette qui est une marquise énergique et indépendante mais aussi impulsive qui Côme est têtu. Ce dernier rencontrera aussi des nobles exilés espagnols perchés eux aussi dans les arbres, mais par décision de justice, et qui n’ont pas développé comme lui autant d’intelligence pour gagner en autonomie là-haut. C’est aussi, comme dans un roman d’aventure, que quelques combats viendront agrémenter les péripéties du personnage : contre des pirates, contre un genre d’inquisiteur, contre des courtisans à son amoureuse... Mais à vrai dire, là où le livre m’a vraiment mordu, c’est pour les scènes de décès ou de celles et ceux qui quittent la proximité des arbres dans lesquels vit Côme. Elles sont écrites avec une sorte de paix, elles sont relativement légères, dans une action douce, brisée alors en une phrase ou un petit paragraphe signifiant explicitement et froidement la mort ou le départ d’un personnage. Puis la réaction du baron, toujours humble dans cette situation et l’ellipse temporelle de Blaise. Ce dosage fonctionne particulièrement bien et rappelle que c’est le récit d’une vie ici, que la scène existe avec son « avant », le moment de la disparition est fugace, et « l’après » laisse vite comprendre que notre baron a pris un coup, certes, mais il reste perché.


Par ailleurs, le livre est riche des pensées des philosophes des Lumières. Sans moi-même les connaître énormément non plus, il me semble qu’il y a certains parallèles à observer, à minima entre la posture de ce personnage curieux de tout et au savoir de plus en plus encyclopédique, écrivant sa vie de manière empirique, et la posture par exemple d’un Candide, ou d’un Rousseau émettant les principes d’un contrat social. Les références sont parfois explicites vers des ouvrages qui me sont inconnus et sans doute qu’avec une meilleure érudition, j’aurais pu profiter davantage de certains chapitres. De même que c’est une œuvre enrichissante et poussant régulièrement la lectrice ou le lecteur à l’introspection. En réalité, même en fin d’ouvrage, il est difficile d’expliquer de manière univoque le geste fondamental du baron et encore plus son obstination. C’est un personnage aussi qui n’est pas nécessaire stable et évolue dans ses rapports aux autres. Sa crainte va se muer en amitié pour Jean de Bruyères (un brigand fanatique des livres), son amour avec Violette est aussi passionné qu’il ne semble le déchirer, Côme peut se montrer aussi humble qu’impétueux, son attachement aux parents semble minime et pourtant il va s’accorder avec certains codes familiaux. En réalité, seule sa sœur ne sera jamais pardonnée du récit.


C’est donc une lecture originale pour moi, agréable même si je regrette de ne pas avoir saisi davantage les références, les bons mots. Et même si j’en ressors avec une tristesse profonde en pensant à des bulles de savon, je conçois tout à fait pourquoi il est considéré comme majeur dans l’histoire de la littérature. Et puis, fruit du hasard, j’ai une affection singulière pour l’exemplaire lu : l’ouvrage ayant été trouvé dans une boîte à lire, et sans doute qu’il a dû passer entre les mains de plusieurs propriétaires, avec quelques menus passages surlignés, des pages cornées, quelques mots au crayon à papier sont glissés ici et là… Il y a probablement plus de barons perchés que l’on ne le pense alors.

Altie-
8
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Créée

le 30 mars 2024

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