La dialectique peut-elle volter des Brihx ?

Le roman ne s'attarde que sur deux ou trois personnages ; le héros Captp, l'un de ses amis Slift, et peut-être aussi, dans une moindre mesure, le président A. Il y a beaucoup d'autres personnages fantomatiques ou unidimensionnels, qui alourdissent l'histoire et la rendent confuse. En particulier, il s'avère très difficile de distinguer les trois autres membres du Bosquet, Obffs, Brihx et Kamio. On finira tant bien que mal par retenir que Brihx a une famille et que Kamio aime philosopher, c'est à peu près les seuls traits qui permettent de ne pas les confondre.

Boule-de-Chat est un personnage absent, dont la seule utilité semble être de fournir des prétextes pour parler de la sexualité du héros et de ses sentiments. La vie sentimentale du héros m'a d'ailleurs mis mal à l'aise, l'auteur semble vouloir nous montrer à quel point son héros-surhomme est au dessus de toute forme de jalousie. A-t-il voulu faire l'apologie d'une certaine liberté sexuelle ? À titre personnel, cela m'a surtout évoqué le plan cul glauque. D'ailleurs, ç'aurait pu être intéressant d'ajouter une touche un peu plus noire au roman, peut-être, justement, à travers cette relation déséquilibrée. Boule-de-Chat est inexpérimentée et Captp n'a pas l'air de la prendre au sérieux, je crois d'ailleurs qu'elle est l'une de ses élèves (si je me souviens bien).

Il n'y a à peu près aucun passage où Boule-de-Chat apparaît sans que l'auteur n'évoque quelque chose de sexuel. Il faut que l'on entende parler de ses seins ou de ses cuisses dès que l'occasion se présente. L'auteur ne nous épargnera malheureusement pas non plus cette image mentale de Boule-de-Chat en train de se faire "sodomiser sur une turbine à ox"-ygène, qui certes apparaît à travers une "boutade" de Captp, mais une boutade que Boule-de-Chat ne semble pas trouver particulièrement vulgaire ni déplacée. Damasio a aussi tenu à nous décrire l'indispensable coulée de foutre de son héros sortant du vagin de Boule-de-Chat, foutre dont le lecteur aura d'ailleurs la chance et l'honneur d'entendre parler à de multiples reprises. J'ai en outre eu l'impression que Damasio n'était pas très à l'aise lorsqu'il devait prendre le point de vue de Boule-de-Chat, ce qui n'est pas un mal en soi, mais il aurait pu s'en rendre compte de lui-même et éviter d'en faire un personnage-narrateur.

J'en suis même venu à me demander si Damasio avait déjà été en couple lorsqu'il a entamé l'écriture de la Zone du Dehors, et s'il avait vraiment pu fréquenter des femmes à ce moment de sa vie. Je crois avoir compris qu'il a posé les premiers jalons du roman alors qu'il était encore étudiant à l'ESSEC, juste avant de quitter sa formation pour aller s'isoler en Corse. Un célibat un peu tardif et pesant pourrait expliquer cette négligence envers son unique personnage féminin, mais cela reste une hypothèse. Je n'ai pas l’intention de faire de la morale féministe, je constate simplement que cet entre-deux louche et maladroit nuit beaucoup à la qualité du roman. Puisque Damasio n'avait manifestement aucune envie d'intégrer la moindre touche de féminité dans son livre, il aurait peut-être mieux fait de pousser le vice et de partir à fond dans un fantasme viriliste ; en n'intégrant à son histoire que des personnages masculins et machos, des sortes de Rambo-du-futur. Le résultat aurait peut-être été un peu kitsch, mais le kitsch viriliste n'est pas forcément une tare ; je pourrais par exemple citer le groupe Rammstein qui a toujours joué avec ces codes pour les parodier et les sublimer. De toute façon, la fiction est un espace de liberté où l'auteur peut s'autoriser à déverser un peu de son intériorité, fût-elle choquante. Ici, on a l'impression que Damasio n'est pas allé au bout de son fantasme, peut-être par peur de déplaire à certains de ses amis, mais qu'il n'a pas pour autant réussi à dépasser ce fantasme, ce qui donne un résultat hasardeux.

Quand le virilisme à moitié conscientisé entre en contact avec le matériau politique, de bien étranges réactions peuvent se produire. Ici, l'auteur fait reposer l'hypothèse d'une révolution ou d'une résistance à l'ordre carcéral sur le talent d'hommes extraordinaires comme Captp. Captp est le leader charismatique d'un réseau terroriste qui recrute ingénieurs qualifiés et autres éléments hautement compétents, mais il mène en parallèle une brillante carrière universitaire de professeur-star et d'essayiste, s'adonne à la peinture ou à la poésie à ses heures perdues, galvanise la foule lorsqu'il la harangue, résiste à la torture psychologique et séduit facilement les jolies filles. Il se révèlera même, vers la fin du roman, être un bon négociateur. Damasio a délibérément voulu que son héros soit un homme providentiel (son parcours est d'ailleurs explicitement christique). Catpt pourrait être une sorte d'Assange boosté aux stéroïdes qui, après des nuits de torture psychologique, sortirait de sa prison en pleine forme pour se rendre à son procès et plaider son propre dossier avec une éloquence spectaculaire avant de s'évader en hélicoptère sous les yeux d'une foule extasiée. L'image peut amuser, mais elle n'a aucune portée politique. Du reste, il faut vraiment planer loin dans la stratosphère pour s'imaginer une seconde que la torture psychologique peut stimuler la colère de celui qui la subit et lui donner un regain de motivation.

Je veux bien accepter qu'une histoire racontée sur le mode du conte ou de l'épopée puisse nous relater les prouesses d'un individu hors-norme, mais le choix paraît douteux pour un roman qui prétend accéder à un niveau conceptuel plus élevé. Placer ses espoirs dans la venue d'un homme providentiel ou même d'un groupe talentueux implique de croire en la possibilité d'un contre-pouvoir vertical. Or, les organisations verticales ont fait leur temps. À notre époque, les systèmes aptes à se maintenir et se développer sont nécessairement rhizomatiques (ce que n'ignore pas Damasio, qui a étudié ce concept) ; autrement dit, les systèmes qui ne peuvent pas être décapités, ceux qui n'ont pas besoin d'un "CAPT". À la limite, on peut se permettre d'avoir un centre névralgique si l'on est capable de cacher son existence, et que le reste de la structure est tout de même organisé sur un mode réticulaire. Ici, on a l'impression que les adversaires de la Volte commencent à maîtriser l'organisation acéphale du pouvoir (A relativise sans cesse son propre pouvoir de décision), tandis que les voltés s'entêtent à vouloir garder une structure verticale dans laquelle le Bosquet commande (ou "influence", ce qui revient au même) ; l'auteur, quant à lui, semble épouser le point de vue de la Volte en fondant la puissance de ses forces révolutionnaires fictives sur le talent d'une poignée d'hommes.

À vrai dire, la puissance de la Volte ne repose pas que sur celle du Bosquet, mais aussi sur les compétences de voltés qui sont décrits comme des "hackeurs". Les actions coup-de-poing de la volte décrites dans le récit sont souvent rendues possibles par la présence d'une faille informatique/cybernétique qui vient se poser par miracle sur la trame de l'histoire. Il se trouve que telle technologie du gouvernement contenait une faille, et il se trouve que les informaticiens de la Volte savent l'exploiter. Soit. On peut se demander à quoi les membres du Bosquet doivent leur aura au sein de la volte, eux qui n'ont aucun de ces savoirs techniques. Peut-être que la Volte reproduit cette vieille séparation des rôles qui distingue d’une part ceux qui pensent, créent des récits et organisent, et d’autre part ceux qui œuvrent ; les membres du bosquet s'illustreraient ainsi par leur charisme fédérateur et leur supposée maîtrise du verbe.

Quoi qu'il en soit, la Volte doit surtout le succès de ses sabotages et de ses coups de com aux hackeurs virtuoses qu'elle compte en son sein. Le gouvernement, pourtant, ne pourchasse que les très verbeux membres du Bosquet. Quand il attrape un pirate informatique, voici ce qui arrive à ce dernier : " sur le tir groupé anti-Clastre – viols de réseaux, modifications des notes, destructions physiques ou informatiques des banques de données, hacking des terminoras d’entreprise… – l’inévitable se produisit : une dizaine de voltés furent inculpés [...] Ils écopèrent de peines sévères : déclastrage d’un million de places, assorti d’une obligation de remboursement des dégâts."

Ces lignes m'ont surpris ; lorsque j'essaie d'imaginer les peines encourues par les hackeurs dans plus d'un demi-siècle et en faisant le choix d'un scénario pessimiste, je pense plutôt à des peines lourdes. Il faut dire qu'au moment où la Zone du Dehors est publiée, les pirates jouissent encore d'une certaine sympathie auprès du grand public. On ne parle pas encore, à l'époque, de cybercriminalité, et encore moins de "cyberterrorisme". On essaie pas encore d'imposer cette idée selon laquelle les hackeurs seraient divisés en deux catégories, d'une part les gentils qui collaborent avec les grandes entreprises et les forces de l'ordre (ou de la "défense"), et d'autre part les méchants. Ma critique précédente portait sur le film The Matrix, qui date aussi de 1999, et dans lequel le héros est présenté comme un hackeur, choix scénaristique qui permettait alors de susciter chez le spectateur des sentiments d'admiration et de bienveillance. Aujourd'hui, on sent que les pirates sont de plus en plus gênants pour les pouvoirs, et que leur cote diminue à mesure que se clarifie leur statut d'indésirables ; je me trompe peut-être, mais je m'attends à ce que la forces étatiques soient beaucoup plus violentes envers eux dans les temps à venir. Il faut dire que les milieux regroupant des passionnés d'informatique ont été un vivier précieux pour le capital pendant toute la phase de croissance de l'industrie du numérique et celle de numérisation de l'industrie. Aujourd'hui, par une inflation parfois artificielle de la connaissance, une gestion méticuleuse de l'accès au savoir, un découpage des métiers de l'informatique en différentes spécialités bien distinctes ; il semblerait que les petits génies autodidactes cèdent doucement la place à des "chercheurs en cybersécurité" experts dans un domaine précis, et l'on sait à quel point offrir une chaire peut suffire à calmer les ardeurs les plus vives. En outre, les "hackeurs" au sens de celui des années 90s deviennent de moins en moins indispensables à mesure que le monde du numérique s'autonomise et que sa sécurité se renforce. Il n'est pas surprenant, dans ce contexte, que certains tentent de salir l'image prestigieuse qui les entourait pour lui substituer, dans l'inconscient collectif, une figure plus inquiétante et disgracieuse. Ces tentatives de diabolisation pourraient néanmoins échouer, et je reste optimiste : le milieu des passionnés réagit et s'ouvre à de nouveaux horizons (hybridation avec des milieux alternatifs plus ancrés dans le monde physique, accès à un niveau de réflexion et d'action politique et économique au travers des technologies et protocoles décentralisés, etc.). Ce sont néanmoins des tensions, des dynamiques sociales qu'une dystopie qui met en scène des hackeurs devrait peut-être aborder.

Si les peines infligées aux voltiens lambdas paraissent légères, c'est aussi que Damasio semble très attaché à la thématique de l'économie du pouvoir, qu'il tient de Foucault. Le héros, ainsi que le président A, dissertent longuement sur cette notion quelque peu sibylline. Économie revêt ici tous ses sens possibles, notamment, économie dans le sens d'économiser : gouverner sans excès. Damasio explique l'économie du pouvoir par la crainte qu'auraient les gouvernements de déclencher des réactions chez les opprimés. Chez Damasio, les hypothèses de ce genre gravitent autour de son concept, un peu trop romantique à mon goût, de vitalité. Ici, la révolte serait un système que l'on qualifierait aujourd'hui d'"antifragile", qui serait stimulé par les attaques qu'on lui porte et gagnerait en vitalité à mesure qu'on essaie de le combattre, et l'économie du pouvoir serait une façon d'essayer de l'éteindre doucement. C'est un discours qui se tient et je comprends qu'il puisse séduire, mais je conseillerais à ceux qu'il touche d'en faire un usage prudent. La terreur s'est souvent révélée efficace pour tétaniser une population et obvier toute velléité révolutionnaire. Bien souvent, c'est au contraire un laxisme prolongé qui pousse une population à découvrir sa propre puissance politique et à comprendre qu'elle peut agir. Je ne suis donc pas certain que la théorie de Damasio passe l'épreuve des faits empiriques, aussi cohérente soit-elle. Je crois qu'il vaudrait mieux creuser la question de la production. Dans un contexte où la croissance est à la fois un fait et un objectif, il peut être avantageux de modérer les sanctions prises contre des travailleurs et des consommateurs en puissance, de se montrer libéral par delà le droit, de "libérer les énergies". Gare à la phase de reflux, où l'on sera sans doute moins clément envers ce qui dépasse ...

Je terminerai par quelques remarques plus techniques et formelles. D'abord, en ce qui concerne la narration. Les anglo-saxons ont une règle simple pour éviter les passages explicatifs lourds : "show, don't say". Toutes les informations que vous souhaitez transmettre à votre lecteur devraient, dans l'idéal, passer par le biais de dialogues vivants dont l'objectif principal n'est pas de faire passer cette information, mais qui la font, de fait, passer ; ou bien par le biais d'actions intégrées au récit principal ou à un arc narratif secondaire. À vrai dire, je ne suis pas un inconditionnel de cette règle, et j'aime aussi les passages contemplatifs qui relatent de longues périodes de temps à l'imparfait ou apportent des éléments contextuels en les agrémentant de réflexions profondes ; en revanche, utiliser un dialogue pour mettre dans la bouche d'un personnage une explication dont il est évident qu'elle s'adresse davantage au lecteur qu'à l'interlocuteur fictif, est une faute qui mérite un carton rouge.

En ce qui concerne l'écriture dans son aspect stylistique ... Damasio prend trop de libertés, il propose des myriades de néologismes et expérimente sans cesse des grammaires alternatives. On finit par se sentir écrasé par la présence trop imposante d'un auteur excentrique ou mégalomane. Certaines formules sont bien senties (par exemple, l'expression "soleil sur pattes" pour parler d'un homme irradié m'a fait sourire), mais l'innovation linguistique permanente finit par devenir écœurante. Tout est une question de dosage.

Je remarque enfin que la trame ressemble parfois davantage à celle d'un dessin animé pour enfant qu'à celle d'un roman. Ce n'est pas une moquerie de ma part ; je pense sincèrement que la Zone du Dehors se prêterait assez bien à une adaptation. Plusieurs passages trop visuels pour la forme romanesque, qu'il s'agisse de certaines descriptions architecturales de la ville, ou de scènes d'action où il y a trop de mouvement pour qu'il soit possible de tout décrire sans ralentir le rythme, gagneraient à être transposés vers un autre format. J'ai un jugement assez sévère envers cette œuvre, mais je pense qu'elle mérite néanmoins une seconde chance, et je serais curieux de la voir réincarnée dans une bande dessinée, un shonen ou que sais-je. Ce serait l'occasion de lui gommer ses défauts les plus gênants, de la rendre un peu moins bavarde, de retravailler sa galerie de personnages. Je reste attentif.

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le 24 août 2022

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