La Vague
6.8
La Vague

livre de Todd Strasser ()

La Vague est un livre culte, au programme, parait-il, de nombreuses écoles allemandes. A sa lecture, on devine assez vite pourquoi. Il relate de manière (trop) simple et facile à comprendre une expérience réalisée fin des années 60 par un prof d’histoire au lycée Cubberley de Palo Alto, destinée à faire vivre de l’intérieur la réalité du nazisme à ses élèves de terminale : exaltation de l’esprit de groupe, déni de démocratie, égalitarisme réducteur, délation collective suscitant au passage quelques cas de violence avant l’arrêt de l’expérience. A priori, rien de tel pour l’édification d’adolescents à qui on n’arrête pas de seriner que méconnaître l’Histoire, c’est être condamné à la répéter. Dans ce roman, cette réalité n’est pas présentée comme une vieillerie poussiéreuse puisqu’un prof charismatique invite à la revivre comme un mal qui peut tous nous toucher, si nous n’y prenons pas garde.


Intention louable donc, mais … Tout d’abord, ce bouquin n’est pas, loin s’en faut, la transcription directe de l’expérience. Pour tout dire, son auteur n’a même jamais pris contact avec le prof qui l’a réalisée ni lu le compte rendu qu’il en a tiré. Non, le roman se base en fait sur un film, lui-même librement inspiré de l’expérience en question. A tel point que le prof a cru devoir préciser à quel point le film trahit la réalité de l’étude qu’il a menée.


Qu’il me soit d’ailleurs permis de m’interroger sur la validité et le bien-fondé de l’expérimentation en elle-même. Lorsqu'on sait, par exemple, combien l’expérience de Milgram, pourtant menée sur des adultes, a suscité de critiques, notamment à cause des souffrances psychologiques qu’elle a engendrées, on est en droit de se demander comment un prof de lycée a pu, en dehors de tout cadre institutionnel, de tout protocole de recherche scientifique, sans en référer à personne, bricoler un projet susceptible de générer d’évidents traumatismes chez ses élèves, même si on peut supposer qu'au pays de la libre entreprise,le principe de précaution ne devait pas prévaloir en ces années-là plus qu'aujourd'hui et que tout ce qui n'y était pas formellement interdit devait être considéré comme autorisé.


Quant au roman en tant quel tel, qu’en dire ? Eh bien, sincèrement, j’aimerais pouvoir sauver quelque chose de cette estimable et didactique entreprise, mais voilà ... Des personnages pour la plupart sans épaisseur psychologique, réduits à leur rôle actantiel, entretenant des relations superficielles et parfois peu crédibles (si votre petit ami, acquis à la nouvelle idéologie vous retournait un gnon parce que vous ne partagez pas ses vues, vous seriez prête à lui tomber dans les bras à la seconde qui suit, vous ?), une narration sans relief, une expérience aussi lamentable que non préparée qui piège aussi bien les cobayes que l’apprenti sorcier qui la construit (si on peut dire !) au jour le jour ... Et puis, ce qui me parait encore plus détestable, c'est la vision fondamentalement manichéenne qui sous-tend le roman de part en part, opposant au totalitarisme pseudo-égalitaire et liberticide une conception très libérale fondée sur l’exclusion, le culte de la performance, le chacun pour soi, le ressentiment et la jalousie dont l’amitié entre Laurie et Amy est le reflet.


Pour finir, j’aurais envie d’ajouter un chapitre à cette histoire dont la chute, aussi pédagogique que lénifiante (les deux ne vont-ils pas hélas souvent de pair ?) ne me convainc vraiment pas. J’aimerais mettre en lumière le personnage de Robert Gillings, cancre et souffre-douleur de sa classe, sans cesse comparé à son frère surdoué, exclu de toute activité, endurant moqueries et quolibets jusqu’à ce que le jeu le transcende et en fasse un élève modèle unanimement apprécié de ses camarades. Je l’imagine dans les jours qui vont suivre la fin de l’expérience, anéanti par la révélation du mensonge qui avait donné sens à sa vie, face à ses condisciples gênés aux entournures de l'avoir accueilli et qui désormais lui tournent le dos, pressés d’oublier toute cette histoire et de revenir à leur organisation sociale antérieure. La vie qu’il arrivait jusqu’ici à supporter, puisqu’il n’en avait jamais envisagé d’autre, lui paraît tout à coup intolérable. Le voilà empli de rancœur envers tous ces bouffons superficiels qui ne visent que les bonnes notes et une place de choix dans l’équipe de foot, et surtout envers ce prof, cet adulte en lequel il avait mis toute son admiration et ses espoirs, pour lequel il aurait été jusqu’à donner sa vie. Je le vois enfin, plein de haine et de révolte, rentrer chez lui ce soir-là, retrouver sa famille si peu aimante, pour qui il n’a jamais été qu’une grossière copie du frère à qui tout réussit. Et tout ce que j’espère, même si c’est un peu illusoire au pays de l’Oncle Sam, c’est qu’il ne trouvera pas, au fond d’un tiroir du bureau paternel, l’arme qui lui permettra d’en finir, d’une manière ou d’une autre, avec cette société sans pitié pour les faibles.

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le 14 janv. 2020

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No_Hell

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