Encore un livre "monstre" du grand Christopher Priest. Tout aussi délectable et passionnant à lire, que difficile à commenter / critiquer tellement la somme de travail réalisée par l'auteur est énorme ; en particulier pour ce roman là.
Comme les autres romans précédemment lus ("Le Glamour" , " Le Prestige") , le livre est multiple, dense et complexe, que ce soit sur le fond ou sur la forme.
Sur la forme, ce sont différentes parties ou sections composant le livre, couvrant de nombreux modes narratifs très différents : le récit classique par le narrateur, le récit à la 1ere personne, le style épistolaire avec échanges de lettres, les journaux intimes, les coupures de presses et pages internet.... Point de vue multiple et foisonnant qui annonce en soi un des points cruciaux de l'ouvrage : il n y a pas une seule réalité, un seul récit, un seul point de vue. Mais on y reviendra plus tard.
Sur le fond, c'est encore plus riche et on peut lire ce roman sous différents éclairages ou intérêts personnels.
1/ Le roman de guerre.
Le récit nous transporte comme une machine à remonter le temps dans le début de la guerre 39/45, en particulier les 2 premières années. Le quotidien des pilotes de bombardiers, les destructions civiles dans les villes et les campagnes, .... Comme toujours avec Priest c'est vu par les yeux des personnages principaux mais c'est tellement fort et clairement documenté qu'on s'y intègre tout de suite. Quelle classe et quelle facilité pour nous faire rentrer dans cette trame historique ; avec les 70 ans du débarquement fétés cette année, j'étais encore plus à fond dans l'ambiance.
Le premier chapitre sur les jeux de Berlin en 36 , le calme avant la tempête, est lui aussi un grand moment.
Bref , Priest aurait pu se contenter d'écrire un roman mainstream sur les 2 premieres années de guerre en Angleterre, il aurait déjà été parfait et passionnant.
2/ L'Uchronie
Ah j'adore ce thème, "que se serait-il passé si..."
Ici , l'auteur imagine un monde où l'Angleterre et l'Allemagne ont signé en 1941 un pacte de non agression européenne. Ce qui permet à l'Allemagne de laisser l'Europe tranquille et sous hégémonie anglaise, et de concentrer son invasion sur la Russie. LEs Etats-Unis, de leur coté , n'interviennent pas dans la guerre, et restent une nation frileuse , repliée sur soi-même, quasi dictatoriale.
Le fond du roman n'est certes pas réduit à cette simple uchronie comme on le verra plus tard ; mais elle participe de toutes pièces au roman , l'évolution géopolitique du monde dans ce contexte est a bordé de façon brillante.
Et on se dit que là aussi, le grand Christopher aurait pu se contenter d'écrire une uchronie basée sur cette théorie, le roman eut été parfait et passionnant.
3/ Le principe de réalité
Mais le cœur du roman c'est le questionnement de la réalité ; quelle est la réalité, celle de Joe le pacifiste ou celle de Jack le pilote de guerre ? les 2 univers coexistent-ils de façon parallèle, ou l'un est-il issue de l'autre, un simple reflet, un rêve, une illusion ? Comme à son habitude, l'auteur n'apporte pas de réponse définitive, il nous laisse naviguer, observer et nous poser des questions. C'est brillant et très fort, et peut nous entrainer des abimes de réflexion sur la définition de la réalité.
4/ L'hommage à Philip K Dick
On aura bien sûr reconnu le thème principal du "MAitre du HAut Château", où l'on découvre peu à peu que le monde dans laquelle se déroule la présumée uchronie n'existe pas, ce n'est qu'une illusion.
Mais il n y a pas que ça, ce serait trop simple. Priest se réfère aussi à de nombreux autres thèmes Dickiens : l"hallucination d'une personne qui crée son propre univers dans lequel il se perd ("Le Dieu venu du Centaure") ; les marionnettes ou sosies remplacant les chefs d'état aux yeux du peuple ("Simulacres") , des bouffées de réalité qui se transportent d'une réalité à l'autre ("Ubik"), ... Jusqu'au détail même des freres jumeaux , qui renvoie à Philip K.Dick et sa sœur jumelle morte quelques jours après sa naissance.
Bref les adorateurs de PKDick boieront du petit lait.
Au final, ce roman est très prenant et parfaitement maitrisé et fortement recommandé, même si personnellement je ne cesserai de recommander "Le Glamour" du même auteur qui est pour moi un chef d'œuvre.
Et pour finir sur une belle note, je citerai Philip Kindred Dick qui a réussi en 1 phrase le tour de force de définir ce qu'on appelle communément la réalité :
"La réalité, c'est ce qui refuse de disparaitre quand on a cessé d'y croire"
PK Dick 1928 - 1982
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