J'ai déjà eu l'occasion de vous entretenir de Poul Anderson à plusieurs reprises, que ce soit à propos de l'Orphée aux étoiles de Jean-Daniel Brèque qui lui était consacré, ou de son fameux cycle de « La Patrouille du temps ». Mais je n'avais pas encore eu l'occasion d'aborder le versant « fantasy » de cet auteur un peu maltraité dans nos contrées, et ce quand bien même c'est ce versant qui me semblait le plus prometteur. Gardant en outre un excellent souvenir du « Chagrin d'Odin le Goth », superbe et tragique novella, j'ai décidé d'aborder finalement ce nouveau versant par le roman que voici, où l'auteur, travaillé par son ascendance danoise, retrouve les anciens Goths et leurs sagas.

Un roman un peu particulier, cela dit : La Saga de Hrolf Kraki est plus exactement une adaptation d'un texte ancien, difficilement lisible pour les non-initiés, tournant autour d'un roi danois du VIe siècle. Pour reprendre les mots de l'auteur, Hrolf Kraki « devint au Nord ce que fut Arthur à la Grande-Bretagne et Charlemagne à la France » (p. 14). Le roman se fonde donc sur un personnage historique, ce qui donne de suite un ton très particulier à cette saga.

En fait de fantasy, d'ailleurs, il n'y a pas forcément grand chose : dieux, elfes et trolls n'interviennent qu'épisodiquement, même si l'on croise de temps à autre quelques noms fameux (et notamment celui de Beowulf, le héros qui terrassa le monstre Grendel – une passerelle particulièrement visible vers une autre saga, mais il y en a d'autres, y compris vers les bien plus célèbres Niebelungen).

Mais Poul Anderson, tout en modernisant la forme, a su remarquablement bien conserver le souffle des sagas, pour nous livrer un roman épique et lyrique, un grand roman de fantasy en somme. Conteur d'exception (quand il le veut bien, comme dans « Le Chagrin d'Odin le Goth » et le présent texte), Anderson se situe clairement ici parmi les plus grands auteurs du genre (à la différence, pour citer une lecture récente, de Glen Cook dans La Compagnie noire, roman auquel ce souffle si particulier fait cruellement défaut).

Cependant, Poul Anderson n'est pas Tolkien, et sa saga n'est pas Le Seigneur des anneaux ; nulle critique ici, mais un simple constat, dû à l'auteur lui-même (p. 16) : « Le risque le plus important réside dans l'esprit même de cette saga qui n'est pas Le Seigneur des anneaux, œuvre d'un auteur civilisé, chrétien, même si elle a sans doute constitué l'une des nombreuses sources de Tolkien. » Effectivement, la saga se montre essentiellement « barbare » et « païenne » (même si les Danois se montrent ici un tantinet plus policés que les Vikings norvégiens ou les Suédois, ou les mystérieux Finnois), ce qui nous rapprocherait davantage de Robert Howard. Et si l'on ne peut s'empêcher, par moments, de penser à Tolkien, c'est à certains des récits du Premier Âge qu'il faut se référer, particulièrement imprégnés des sagas : Le Silmarillion, et plus encore Les Enfants de Hurin.

Question de souffle, là encore, le fond et la forme s'entremêlant pour renouveler les récits antiques et ceux du Haut Moyen Âge, et leur conférer une certaine intemporalité, à condition pour le lecteur de ne pas rester obnubilé par les principes de la littérature postérieure, chrétienne et « morale ».

Et c'est ainsi que, finalement, du récit historique légèrement teinté de merveilleux, on aboutit en somme à un récit d'un autre monde, d'un autre temps, où les valeurs diffèrent du nôtre. Les héros de la saga ont en effet tout de barbares, qu'ils soient positifs ou négatifs : les trahisons s'enchaînent, ainsi que les massacres et les viols, et c'est une union incestueuse qui se trouve au centre de la saga.

Hrolf Kraki, le grand roi, est le fruit de cette union « contre-nature ». Mais si la saga porte son nom, il n'en est que le personnage central, et non principal. À la manière d'un Tristram Shandy nettement plus hirsute, Hrolf n'apparaît que tardivement dans la saga (vers le milieu du roman). La saga est en fait constituée de dits consacrés aux personnages gravitant autour de la figure centrale de Hrolf Kraki. C'est ainsi que le roman se consacre essentiellement, non à un personnage seul, mais à une dynastie entière, celle des Skjoldung (leur arbre généalogique figure en p. 11) ; une dynastie comprenant autant de « bons » que de « méchants », de héros énergiques que de tristes figures lymphatiques, de guerriers sans peur (mais pas sans reproches) que d'administrateurs feutrés.

Quand Hrolf devient roi à son tour, il constitue à certains égards une synthèse de son père et grand-père Helgi, le guerrier farouche, et de son oncle et grand-oncle Hroar, le dirigeant compétent. Grand roi, qui entend bien faire du Danemark une puissance sereine, il n'est pas le plus héroïque des personnages de ce temps-là. De même qu'Arthur, à vrai dire, il est bien moins charismatique que bon nombre de ses fidèles serviteurs, qui constituent une sorte de « Table ronde » barbare multipliant les exploits les plus audacieux. Et ce sont les hauts-faits de ces personnages guère chevaleresques qui retiennent l'attention, Hrolf restant souvent dans l'ombre (même s'il a sa part de gestes héroïques). Mais dans cette histoire – celle de la naissance d'une nation, à bien des égards –, les drames et déconvenues sont tout aussi nombreux...

C'est ainsi que Poul Anderson, en revisitant et adaptant une saga classique, nous livre un roman palpitant de bout en bout, souvent tragique, toujours épique. De l'excellente fantasy, bien digne de figurer dans les plus belles réussites du genre, et qui confirme, s'il en était besoin, le grand talent de conteur de Poul Anderson. Un auteur qu'il est décidément urgent de découvrir ou redécouvrir. Je n'y manquerai pas.
Nébal
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le 4 oct. 2010

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