On connaissait le roman fleuve, le roman-photo, le roman-feuilleton…, la Rabouilleuse est quelque chose comme un roman-terrine. On peut y découper des tranches, elles auront toutes la même composition mais pas le même goût, ou bien l’inverse. C’est assez étrange
Autre métaphore possible : le roman, comme un joueur de jeux vidéo, choisit son personnage et doit en passer plusieurs en revue pour trouver le bon : Agathe trop univoquement maternelle, la Descoings trop fragile, Joseph Bridau à garder pour une autre partie, son frère Philippe… Philippe ? Tiens, pourquoi pas Philippe ? Ou finalement non… Jean-Jacques Rouget ? trop faible. Alors Max, la petite frappe d’Issoudun ; mouais… Pas la rabouilleuse du titre, très forte en manipulation mais trop vulnérable à la brutalité. Alors on va revenir à Philippe. Ou plutôt Joseph, tiens ! À moins que… – oh et puis, merde !
Un résumé ? Celui de Wikipédia est bien fait. Il dit tout et il ne dit rien, sans distinguer l’essentiel de l’accessoire, mais je ne sais toujours pas ce qui est essentiel et ce qui est accessoire dans la Rabouilleuse. C’est un roman très étrange, même pour les habitués de Balzac. Ou peut-être plus étrange encore pour eux que pour les autres.


À commencer par ce qu’il y a autour : le récit fait partie du triptyque des Célibataires, mais on ne voit pas vraiment ce qui le rapproche de Pierrette ou du Curé de Tours, ni en quoi le célibat constituerait un élément important de l’intrigue. À la rigueur, la Rabouilleuse aurait pu faire partie des Parisiens en province, le diptyque qui suit les Célibataires.
À vrai dire, même le titre paraît difficile à expliquer. Le narrateur expliquera le sens du mot, ce n’est pas le problème. On voit à peu près pourquoi le terme s’applique à cette paysanne adoptée qui remue son protecteur engourdi pour en tirer quelque subsistance – en l’occurrence un héritage. Flore Brazier est belle comme une fleur des champs et dangereuse comme un incendie (1). Mais elle n’est pas le personnage principal. Le titre original, les Deux frères, était plus parlant.


En fait, il y a une demi-douzaine de personnages principaux – ou bien là encore il n’y en a aucun. Rien n’illustre mieux que ce roman l’idée selon laquelle les personnages de Balzac se construisent les uns contre les autres, notamment parce qu’ils sont ici remarquablement entiers, à l’image de ce Maxence qui sort de l’aventure napoléonienne « perverti quoique innocent, capable d’être un grand politique dans une haute sphère, et un misérable dans la vie privée, selon les circonstances de sa destinée » (p. 369).
Ce qui est pourtant assez étrange encore, c’est que le roman est peu démonstratif. Entendons-nous bien : on est chez Balzac, c’est-à-dire que la fiction est là pour confirmer les idées de l’auteur sur l’homme et sur la société. Ce trait me paraît cependant bien moins appuyé que jusque là dans la Comédie humaine, comme si l’essentiel de la théorie se trouvait concentré dans la dédicace à Nodier : « Puisse une société basée uniquement sur le pouvoir de l’argent frémir en apercevant l’impuissance de la justice sur les combinaisons d’un système qui déifie le succès en en graciant tous les moyens ! » (p. 271). Ambigu, non ?
Disons qu’ici, l’intrigue prend le pas sur la théorie. Dans cette terrine qu’est la Rabouilleuse, des idées illustrées par un passage comme « sa défiance réveillée l’amenaient [Agathe Bridau] à déployer si largement un défaut, qu’il prenait la consistance d’une vertu » (p. 287) sont les épices, non l’ingrédient principal, qui est très sombre et ne laisse guère d’espoir.


(1) Certaines critiques voient en Balzac un précurseur du cinéma. On a le droit de voir dans le nom de Flore Brazier un pseudonyme de star du porno !

Alcofribas
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le 21 nov. 2020

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