La Plaisanterie
7.8
La Plaisanterie

livre de Milan Kundera (1967)

"Plaider la compassion pour un monde dévasté ?"

Milan Kundera a éclairé mes années d'étudiants de lettres. Encouragé par mes profs, j'ai éclusé ses romans et essais avec un grand plaisir. On en parlait en cours, on en parlait entre étudiants, et c'était un régal. Et puis, depuis une bonne douzaine d'années maintenant, j'ai abandonné l'écrivain.
Et me revoilà devant ma bibliothèque, me disant que je ne garde strictement aucun souvenir de La Plaisanterie, et que c'est bien dommage.
Et me revoilà dans la lecture du premier roman de Kundera, celui qui lui assurera d'emblée la renommée internationale (et la méfiance du PC tchécoslovaque, qui était, c'est vrai, d'un naturel plutôt méfiant). Premier acte, sûrement, d'une relecture d'une bonne partie de ma bibliothèque...

Ce que j'ai toujours admiré, chez Kundera, c'est sa façon incroyablement simple de faire passer des notions complexes. Là où d'autres emploient des termes volontiers incompréhensibles pour montrer qu'ils sont au-dessus de la plèbe, Kundera nous rend plus intelligents avec un récit passionnant, qui roule tout seul et qui a l'air de rien. A travers cette histoire de non-amour, il dit des choses très profondes sur la solitude, l'incompréhension mutuelle, les malentendus de ce que l'on appelle "l'amour" et, par tout cela, il nous questionne sur notre capacité à vivre en société, en collectivité. Et plein d'autres choses encore.
Et il fait en mettant les formes ! Loin des schémas du roman traditionnel, Kundera emploie quatre narrateurs différents, chacun ayant sa partie propre (sauf la dernière partie, qui réunit trois narrateurs ensemble). Chaque narrateur a sa propre façon d'écrire, ses propres centres d'intérêt et surtout sa propre vision de l'histoire. Kundera atomise ainsi le roman classique, et son narrateur omniscient qui offre au lecteur une vision unique de la "réalité", une "vérité" absolue et incontestable. Ici, chaque narrateur présentant les choses à sa façon, les versions sont vite contradictoires et le lecteur est déstabilisé. "La vérité" serait donc plus complexe que ce que prétend le roman classique ? Il n'y aurait pas une "réalité" unique mais seulement des visions de la réalité ?
D'autant plus que la construction du roman, sous des apparences là aussi anodines, est très travaillée et met en lumière l'impossibilité de comprendre les personnages, l'impossibilité d'appréhender la motivation réelle de leurs actes, voire même l'impossibilité de savoir précisément ce qui s'est passé.
Alors, vous allez me dire : mais cette remise en cause du statut du narrateur omniscient, en 1965, ce n'était plus une nouveauté, loin de là.
Certes, vous répondrai-je. Mais il ne faut pas oublier quelque chose : ce roman a été écrit en Tchécoslovaquie. Dans une république Socialiste. Et La Plaisanterie s'éloigne radicalement de tout ce qui fait "le réalisme socialiste". Sans compter que l'image qu'il donne de son pays est très loin du "socialisme triomphant" : toute-puissance d'un Parti unique laissé aux mains des plus ambitieux (le personnage de Zemanek), népotisme à tous les étages, paranoïa florissante et surveillance mutuelle exacerbée, et surtout un monde terne, figé, où la vie semble pétrifiée. A l'opposé de la littérature officielle.

L'histoire tourne autour de deux personnages, l'un qui est le narrateur le plus présent dans le roman (Ludvik), l'autre qui est, au contraire, la grande absente, la plus mystérieuse, donc la plus importante (Lucie).
Peu de temps après le coup d'état socialiste de Février 48, Ludvik est devenu une des personnalités du monde estudiantin praguois. Mais, par volonté de se moquer d'une jeune femme particulièrement dénuée du moindre sens de l'humour, il va lui écrire une carte postale où il fera l'apologie de Trotsky.
Le problème, c'est que le Parti Communiste n'est pas une assemblée de joyeux drilles et que le sens de l'humour n'est jamais pris en compte pour avoir sa carte du parti. Considérant que s'il a écrit cela, c'est qu'il le pensait vraiment, le Parti va exclure Ludvik et l'envoie dans les mines.
Le roman se déroule une quinzaine d'années plus tard, quand Ludvik prépare une vengeance, et s’étale sur trois jours.
Un des personnages (je crois que c'est Zemanek) affirme au début du roman que le Parti Communiste abolit la frontière entre vie privée et vie publique. Désormais (et ce serait un des grands changements du socialisme), tout est public et le simple soupçon d'une pensée qui resterait privée entraîne des conséquences répressives terribles. Cette disparition en entraîne une autre, rendue inévitable : la disparition de la frontière entre le moi social et le moi "profond". C'est cela que Ludvik n'a pas pris en compte : la disparition de l'ironie et du second degré, forcément inhérente à ce type d'idéologie. Désormais, nous sommes dans la réalité ce que nous sommes socialement, nous sommes l'image que nous envoyons aux autres.
Ce qui permet à Kundera d'enchaîner sur un des thèmes centraux de toute son œuvre : l'impossibilité de connaître vraiment l'autre. Impossibilité de savoir les motivations de ses actes et paroles. Helena, folle amoureuse de Ludvik et convaincue de la réciprocité de ses sentiments, ne soupçonne pas le cynisme de son amant. Et personne ne comprend vraiment Lucie et ses actes.
S'engage alors une réflexion politique (Kundera a beau affirmer que son roman n'est pas politique et qu'il s'agit avant tout d'une histoire d'amour, la politique est incontournable dans ce livre) sur le rapport entre collectivité et individualité. Kundera annonce le grand paradoxe des états soviétiques, qui prétendent prôner la collectivisation absolue de tous les éléments de la vie alors qu'en réalité, par la paranoïa qu'il instaure, par la nécessité de se cacher des autres, le régime aboutit à un renfermement accru sur soi-même, donc une individualisation renforcée. Et quand cette individualisation s'ajoute à l'incompréhension caractéristique de tout rapport humain, on aboutit à un isolement de chaque personnage. Les amitiés sont des illusions. Les réunions de groupe sont basées sur des illusions. Les couples eux-mêmes sont des illusions, puisque l'amour comme intérêt porté à un autre que soi est un mensonge. Dans l'amour, c'est notre image que l'on veut voir à travers l'autre.

La seconde moitié du roman est plus centrée sur une autre réflexion, tout aussi passionnante : notre rapport au passé. A travers un fête folklorique dont l'origine se perd dans l'histoire, à travers un projet de vengeance, à travers le rapport entre jeune et ancienne générations, Kundera nous montre que le souvenir du passé n'existe pas. L'Histoire est forcément tronquée et truquée. Le passé nous est inaccessible, incompréhensible. Pire : ce qui était aussi important pour les ancien qui ont posé les fondements de l'état socialiste a perdu tout intérêt pour les jeunes générations. ceux qui avaient l'impression d'écrire l'histoire au jour le jour, avec cette exaltation digne des pionniers plus ou moins aveuglés par les événements, ne parviennent qu'à obtenir un vague haussement d'épaules.
Du coup, tout le projet de vengeance qu'un Ludvik avait muri pendant des années et que l'on voit se dérouler pendant ces trois jours perd tout son sens.

Je pourrais évoquer tant d'autres sujets encore présents dans ce livre. Mais puisqu'il est inépuisable, autant m'arrêter là (mon texte est déjà bien trop long, et je n'ai même pas cité du Kundera, ce qui aurait été sûrement mieux encore).
Voilà donc un roman superbe, sûrement un des chefs d’œuvre de la littérature contemporaine, un roman dense mais à l'écriture simple, un roman complexe mais parfaitement abordable, l’œuvre d'un très grand monsieur.


Pour finir, laissons la parole à Kundera (qui s'exprime en français) au sujet de La Plaisanterie : http://www.ina.fr/video/I04091605

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Créée

le 25 juil. 2014

Critique lue 3.2K fois

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SanFelice

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