Le propos se veut parfois profond et se révèle souvent hermétique. Bien sûr, il y a beaucoup d’érudition dans la Nuit sexuelle : intellectuellement, ça semble d’un haut niveau. Oui, comme Deleuze ou Derrida peuvent être de haut niveau… Je ne pense pas que Quignard ait à voir avec Deleuze ou Derrida, c’est juste pour l’exemple : comme chez Deleuze ou Derrida, je comprends chaque mot pris un par un, je comprends la syntaxe, mais j’ai un mal de chien à saisir le sens global.
Par exemple ce passage : « Sans doute l’expression si souvent utilisée de nos jours de “scène primitive” est-elle excessive pour désigner le fait que les hommes et les femmes dérivent d’une étreinte entre un homme et une femme autres qu’eux-mêmes puisque cette étreinte est nécessairement invisible à leur regard faute d’être déjà conçus » (c’est le début du chapitre consacré à « Saint Augustin », page 83 de l’édition de poche).
Je ne m’attarde pas sur l’absence de virgules : un élève de sixième doit savoir ponctuer un texte, mais après tout un lecteur adulte est censé savoir reconstituer la ponctuation quand le texte ne propose pas d’ambiguïté. (Je passe aussi sur la syntaxe et la sémantique de l’expression « faute de » suivie de l’infinitif, qui ici devrait théoriquement se rapporter au dernier sujet dans la phrase (« cette étreinte »), et qui dans la pratique se rapporte manifestement à « les hommes et les femmes », ou, à la rigueur, à « un homme et une femme autres qu’eux-mêmes ».) Mais bon, a priori, Pascal Quignard n’est pas plus grammairien que collégien.
Dans la Nuit sexuelle, il est critique d’art. Aussi bien, la trentaine de chapitres de l’ouvrage prennent appui sur des peintures, dessins, gravures ou estampes. Mais souvent les œuvres ne sont que des prétextes pour exposer en termes sophistiqués des analyses finalement plutôt simples – si je reprends mon exemple, on pourrait expliquer la même chose en écrivant : un individu ne peut pas avoir assisté à sa conception puisqu’il n’était pas né quand sa mère et son père ont fait l’amour… Dit comme ça, c’est tout de suite plus proche de la lapalissade. Dans le même registre, mais sans le verbiage : « aucun sexe ne saura jamais pour l’autre sexe » (p. 111) : en effet, nul ne saura jamais si c’est l’homme ou la femme qui jouit le plus intensément…
Ceci débouche, comme souvent chez les gens qui intellectualisent tout, sur des conclusions parfois aussi discutables que péremptoires, comme « Le sadisme est la pulsion sociale essentielle » (p. 97) ou « Nous ne sommes pas Ulysse. Nous n’avons pas de “chez nous” à la surface de ce monde. Tout Ithaque que nous voudrions rejoindre est interne » (p. 138). On est souvent tenté de dire cela quand on a passé beaucoup de temps à étudier Sade, et consacré plus de temps encore à l’introspection.
Finalement, c’est quand Pascal Quignard parle des œuvres et des artistes que son propos présente le plus d’intérêt. « Avec Stroheim la sexualité apparut pour la première fois sur les écrans de cinéma. Du moins la position sexuelle de tout vint surgir sous les yeux » (p. 143) ou « Le schisme entre l’origine génitale et sordide et la vie psychique sublime se transforme dans l’œuvre de Friedrich dans la discordance entre la nature et l’humanité » (p. 158). Je ne connais pas assez Stroheim et Friedrich pour aller avec – ou contre – Quignard, mais au moins de tels passages ont-ils le mérite d’être clairs, stimulants – pour reprendre le mot fétiche des recensions universitaires –, et de ne pas péter plus haut que leur cul.

Alcofribas
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le 9 juil. 2018

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